Jl
2, 12-18 ; Ps 50 ; 2 Co 5,20-6,2 ; Mt 6,1-6.16-18
Chers
frères et sœurs,
La
liturgie d’aujourd’hui nous fait entrer en carême. Nous associons souvent le
carême à un temps de pratique religieuse plus radicale, où il est question
d’aumône, de prière et de jeûne. En réalité ces pratiques devraient nous être
parfaitement habituelles. D’ailleurs, même hors carême le vendredi est au moins
un jour d’abstinence de viande, et les premiers chrétiens jeûnaient
habituellement le mercredi et le vendredi. Pour ce qui est de la prière, tous
ceux qui ont reçu un catéchisme savent qu’il faut faire quotidiennement sa
prière du matin et du soir. Et nous savons que la prière de l’Église – qui est
dans le bréviaire des évêques, des prêtres et des diacres, et de tous les
moines et religieux – cette prière est composée de plusieurs temps chaque
jour : matines, laudes, tierce, sexte, none, vêpres et complies, sans oublier
la messe, bien sûr. La prière de l’Église est par définition celle de tout
chrétien : il devrait y être attaché autant que possible. Quant à
l’aumône, elle devrait être pour nous tous une seconde nature, un geste
habituel, car dans le regard du pauvre nous devrions reconnaître celui de notre
Jésus souffrant.
Alors
qu’y a-t-il donc de si particulier durant le carême, pour que nous insistions à
ce point sur ces actions normales d’une vie chrétienne normale ? Je
voudrais souligner trois choses.
La
première est l’insistance de Jésus, dans l’évangile, pour que ces pratiques –
l’aumône, le jeûne et la prière – soient accomplies « dans le secret ».
Jésus vilipende les hypocrites qui agissent avec un panneau publicitaire sur la
tête. C’est que – comme l’a enseigné Ben Sira le Sage, dans la lecture d’hier à
la messe : « C’est présenter de multiples offrandes que d’observer
la Loi. » Il veut dire – et il le détaille même – que faire des actes
d’aumône, de jeûne et de prière, cela équivaut à présenter à Dieu des offrandes,
exactement comme le prêtre présente des offrandes à Dieu « dans le
secret » du Temple du Seigneur. Et le plus secret du secret est le
Saint des Saints, où se trouve l’Arche d’Alliance sur laquelle repose la
Présence de Dieu. Vivre une vie sainte – toute faite d’aumône, de prière et de
jeûne – « dans le secret » équivaut à présenter cette vie en
offrande à Dieu pour obtenir sa bénédiction, non pas tant pour soi-même, mais
aussi et surtout pour les autres.
Tous
ici, nous avons été baptisés, prêtres, prophètes et rois, à l’image de Jésus.
Agir en secret en vue du bien, c’est donc exercer notre sacerdoce de baptisés.
Le Seigneur attend de nous que nous accomplissions la vocation que nous avons
reçue de lui au baptême. Et cela vaut le coup de s’en rappeler au moins
quarante jours par ans.
Justement,
nous sommes ainsi faits que nous sommes portés à l’oubli : la mémoire des
hommes est défaillante. Parfois, il est aussi bien que nous oubliions les
heures sombres, autant que possible. Mais parfois, nous ne sommes vraiment pas
très reconnaissants. Nous oublions facilement les dons et les pardons de Dieu,
même les miracles. Et nous croyons que tout ou presque nous est dû. La liturgie
de l’Église a pour fonction de nous empêcher d’oublier ; oublier que nous
avons été créés par amour, oublier que nous sommes pécheurs et mortels, oublier
que Dieu nous a donné un repère et un guide pour vivre saintement, dans la Loi
de Moïse, oublier que Dieu nous a parlé par les patriarches et les prophètes
pour nous préparer à recevoir son Fils, notre véritable rédempteur, notre
véritable sauveur.
La
liturgie de l’Église nous empêche aussi d’oublier de remercier Jésus pour son
sacrifice sur la croix, pour la porte du Ciel qu’il nous a ouverte, et pour le
don de son Esprit Saint, le don de la vie éternelle. Voilà pourquoi l’Église
prie, les chrétiens prient, plusieurs fois par jour : pour ne pas oublier
d’où viennent la vie et la Vie véritable ; pour ne jamais perdre de vue la
source de la Vie.
Un
téléphone portable ne fonctionne que connecté une antenne et, quand il la perd,
immédiatement il en recherche une de nouveau. Un chrétien devrait être
pareil : la prière ne devrait jamais le quitter. Elle est pour lui vitale.
C’est ainsi que fait l’Église : elle prie, elle célèbre, pour ne jamais
oublier le Seigneur son Dieu, Jésus-Christ son Sauveur, et l’Esprit de Vie. Par
conséquent, notre carême est un rappel pressant à nous souvenir de Dieu, de son
action pour nous ; de notre baptême, et de la vocation sacerdotale que
nous y avons reçue en tant que fils de Dieu, à l’image de Jésus.
En
définitive – et c’est mon dernier point – il ne s’agit pas tant d’agir toujours
plus ou mieux que d’habitude – bien sûr qu’il faut le faire – mais il s’agit
surtout de changer de mentalité. C’est ce que nous dit l’Esprit Saint par la
bouche du prophète Joël : « Déchirez vos cœurs et non pas vos
vêtements. » La vraie conversion n’est pas d’abord dans les actes
extérieurs, mais elle est d’abord dans notre âme intérieure – et c’est bien le
plus difficile à réaliser.
Nécessairement,
cette conversion ne peut se faire que « dans le secret », dans
le secret de notre conscience. Voilà le vrai Temple du Seigneur auquel nous
avons accès, pour lequel chacun est son propre et son seul Grand Prêtre. Il n’y
en a pas d’autres. Quand nous venons dans le secret de notre conscience, dans
le Temple de notre cœur, qu’avons-nous de notre vie à offrir au Seigneur, pour nous
et pour les autres ?
Voilà
la vraie question du carême. Pour ne pas l’oublier, et puisqu’elle est si
importante, il faut bien se la poser un peu de temps en temps !