Ex 3, 1-8a.10.13-15 ; Ps 102 ; 1 Co 10,
1-6.10-12 ; Lc 13, 1-9
Chers frères et sœurs,
L’enseignement que nous donne aujourd’hui Jésus prend
place dans une série de leçons et de paraboles qui invitent à veiller en
attendant le jour de la manifestation de Dieu, le jour du jugement, et à s’y
préparer. Le premier échange sur la répression des Galiléens par Pilate et sur
les victimes de la chute de la tour de Siloé s’inscrit parfaitement dans ce
contexte. Outre le fait que des meurtres commis à l’aveugle, ou des accidents
naturels, ne peuvent pas être considérés comme des punitions divines – ce
qu’enseignait déjà le Livre de Job – Jésus indique cependant que l’Heure du
jugement peut arriver à tout moment pour chacun, quel que soit son degré de péché
ou de justice. Et il convient donc de se tenir prêt.
Je voudrais m’attarder un peu plus ce matin sur le second
enseignement de Jésus : la parabole du figuier stérile. Nous en avons
trois commentaires très anciens, à peu près de la même époque, dans les années
150-200.
Je citerai d’abord celui de Tertullien, chrétien issu
d’une famille païenne d’Afrique du Nord, résidant à Carthage – c’est-à-dire à
Tunis. Pour Tertullien, l’interprétation est assez tranchée : le figuier
représente Israël, c’est-à-dire les Juifs, lesquels – malgré le temps et les
soins apportés par le vigneron qui est le Christ – ne cessent pas d’être stériles : ils
n’ont pas la foi, ils ne produisent pas de fruits. De ce fait, le Maître de la
Vigne, qui est le Père, les retranche pour que le sol ne soit pas épuisé. Avec
Tertullien, nous avons la condamnation sans appel du judaïsme, dont nous
connaissons les conséquences malheureuses pour ne pas dire dramatiques. Notez
ici que si Tertullien est un témoin très précieux de la vie chrétienne au
second siècle, et même le premier théologien en langue latine, il n’a pas pour
autant été canonisé par l’Église. Il est donc à consommer avec modération.
Le second commentaire est celui de saint Irénée de Lyon,
figure bien plus recommandable et chaleureusement recommandée. Saint Irénée,
grec d’origine païenne, tient à peu près le même discours que Tertullien. Il explique
en parlant de Jésus : « Cette parabole indiquait clairement sa venue
par les prophètes, par lesquels il était venu maintes fois chercher chez eux –
les Juifs – le fruit de la justice sans le trouver ; elle indiquait aussi que
le figuier serait coupé pour la raison qui vient d’être dite. » Pour
Irénée, le figuier est également coupé, mais il ne s’agit pas tant d’Israël ou
des Juifs dans leur ensemble que de la part récalcitrante du peuple dans
l’obéissance à la Loi, la part rétive à la prédication des prophètes comme à
celle de Jésus. Car il précise un peu plus loin qu’Abraham, Isaac et Jacob et
les prophètes appartiennent au Royaume des cieux. On comprend que les Juifs qui
s’inscrivent vraiment dans la Loi et les Prophètes sont justes aux yeux de
Dieu : ils produisent des fruits. Irénée est porté à garder ouverte la
possibilité d’un salut pour les Juifs du fait que lui-même a reçu la foi d’une
communauté composée de judéo-chrétiens, dont saint Polycarpe son maître était. Les
judéo-chrétiens, rappelons-le, continuaient d’observer la Loi de Moïse tout en
ayant la foi en Jésus. Irénée prit d’ailleurs leur défense contre le Pape
Victor, qui voulait les exclure de l’Église. On peut donc comprendre qu’avec
Irénée le figuier est davantage émondé que déraciné. Il n’y a qu’un seul figuier
de Dieu, appelé à porter du fruit, et une bonne part en donne.
Mon troisième et dernier commentaire est celui de l’Apocalypse
de Pierre. Il s’agit d’un texte autrefois lu dans l’Église, mais qui
finalement a été rangé parmi les apocryphes. De fait, il a été écrit par un
judéo-chrétien originaire de Jérusalem. Évidemment pour ce commentateur, il est
impossible d’affirmer simplement que le figuier représente tout Israël. Sinon,
il couperait lui-même la branche sur laquelle il est assis, puisqu’il est juif !
En fait, pour lui, le figuier est bien Israël – jusque-là il est d’accord avec
Tertullien et Irénée – mais les fruits du figuier sont les chrétiens martyrisés
pour leur foi. Surprise ! Tout d’un coup, le figuier a été baptisé :
il était juif, et maintenant – tout en restant Juif – il est devenu chrétien. Ce
commentaire est très intéressant, parce qu’il lit la parabole de Jésus avec une
grande confiance dans la parole du Vigneron, qui est Jésus. Le judéo-chrétien a
compris et il sait que ce vigneron qui va bêcher la terre et mettre du fumier,
va faire en sorte que ce figuier stérile va porter du fruit. Car le Christ est
venu pour les pécheurs, les convertir et qu’ils portent du fruit.
Pourquoi ce commentateur peut-il affirmer cela ? Comme
il est judéo-chrétien, il connaît par cœur son Livre du Lévitique, où on lit le
commandement suivant, au chapitre 19 : « Lorsque vous serez entrés
dans ce pays et que vous aurez planté n’importe quel arbre fruitier, vous
considérerez ses fruits comme interdits. Pendant trois ans, ils seront pour
vous chose interdite, on n’en mangera pas. La quatrième année, tous ses fruits
seront consacrés dans une fête de louange au Seigneur. La cinquième année, vous
pourrez manger ses fruits et profiter de ses produits. Je suis le Seigneur
votre Dieu. »
Nous reconnaissons la chronologie de la parabole de
Jésus, qui est donc un commentaire de ce passage du Lévitique. Et cela est
d’autant plus vrai que saint Luc nous dit que le Maître parle non pas à son « vigneron »,
mais très exactement à son « cultivateur de la vigne » - où le terme « cultivateur »
évoque en hébreu aussi bien l’« agriculteur » que « celui qui
rend un culte ». Dans la parabole le viti-culteur intervient justement pour
la quatrième année, celle où les fruits attendus doivent être consacrés et
offerts à Dieu en culte d’action de grâce. Et ensuite seulement, les fruits qui
seront donnés par l’arbre pourront être consommés ou employés comme semences,
avec la promesse d’une grande fécondité. Notre commentateur judéo-chrétien
évidemment sait cela ; mais ce n’est pas évident pour Irénée, et encore
moins pour Tertullien, qui ne sont pas juifs.
Finalement, que retenir de la parabole de Jésus ?
Jésus dit que le peuple d’Israël est semblable à un figuier. D’une certaine
façon, qu’il donne des fruits ou qu’il n’en donne pas pendant trois ans, n’est
pas déterminant, puisque selon la Loi, durant cette période, le Maître ne peut
pas les exiger. En revanche il peut déjà s’inquiéter de ce que le figuier
demeure stérile. Arrive la quatrième année, qui est celle de l’offrande. Là, il
est nécessaire que le figuier donne du fruit. Jésus, qui est le Viticulteur, va
labourer la terre, la fumer et son action rédemptrice va porter du fruit – pour
le judéo-chrétien, c’est évident – de sorte que l’offrande prescrite par la Loi
puisse être faite par lui. Cette offrande, c’est d’abord celle de lui-même, de
sa propre humanité en tant que Fils de David, puis avec lui ce sont les
chrétiens, et en premier lieu les judéo-chrétiens, bien sûr. C’est ainsi que le
figuier donne de nombreux fruits : les justes qui étant juifs vivent dans
l’obéissance à la Loi, les patriarches et les prophètes, et ceux qui n’étant
pas juifs vivent par la foi au Christ, les saints et les martyrs. Le figuier
qui est Israël, est aussi devenu l’Église, inséparablement, par l’action de
grâce du Viticulteur ; ainsi porte-t-il du fruit en abondance, pour la
plus grande joie du Maître.