dimanche 23 mars 2025

23 mars 2025 - GRAY - 3ème dimanche de Carême - Année C

 Ex 3, 1-8a.10.13-15 ; Ps 102 ; 1 Co 10, 1-6.10-12 ; Lc 13, 1-9
 
Chers frères et sœurs,
 
L’enseignement que nous donne aujourd’hui Jésus prend place dans une série de leçons et de paraboles qui invitent à veiller en attendant le jour de la manifestation de Dieu, le jour du jugement, et à s’y préparer. Le premier échange sur la répression des Galiléens par Pilate et sur les victimes de la chute de la tour de Siloé s’inscrit parfaitement dans ce contexte. Outre le fait que des meurtres commis à l’aveugle, ou des accidents naturels, ne peuvent pas être considérés comme des punitions divines – ce qu’enseignait déjà le Livre de Job – Jésus indique cependant que l’Heure du jugement peut arriver à tout moment pour chacun, quel que soit son degré de péché ou de justice. Et il convient donc de se tenir prêt.

Je voudrais m’attarder un peu plus ce matin sur le second enseignement de Jésus : la parabole du figuier stérile. Nous en avons trois commentaires très anciens, à peu près de la même époque, dans les années 150-200.

Je citerai d’abord celui de Tertullien, chrétien issu d’une famille païenne d’Afrique du Nord, résidant à Carthage – c’est-à-dire à Tunis. Pour Tertullien, l’interprétation est assez tranchée : le figuier représente Israël, c’est-à-dire les Juifs, lesquels – malgré le temps et les soins apportés par le vigneron qui est le Christ –  ne cessent pas d’être stériles : ils n’ont pas la foi, ils ne produisent pas de fruits. De ce fait, le Maître de la Vigne, qui est le Père, les retranche pour que le sol ne soit pas épuisé. Avec Tertullien, nous avons la condamnation sans appel du judaïsme, dont nous connaissons les conséquences malheureuses pour ne pas dire dramatiques. Notez ici que si Tertullien est un témoin très précieux de la vie chrétienne au second siècle, et même le premier théologien en langue latine, il n’a pas pour autant été canonisé par l’Église. Il est donc à consommer avec modération.
 
Le second commentaire est celui de saint Irénée de Lyon, figure bien plus recommandable et chaleureusement recommandée. Saint Irénée, grec d’origine païenne, tient à peu près le même discours que Tertullien. Il explique en parlant de Jésus : « Cette parabole indiquait clairement sa venue par les prophètes, par lesquels il était venu maintes fois chercher chez eux – les Juifs – le fruit de la justice sans le trouver ; elle indiquait aussi que le figuier serait coupé pour la raison qui vient d’être dite. » Pour Irénée, le figuier est également coupé, mais il ne s’agit pas tant d’Israël ou des Juifs dans leur ensemble que de la part récalcitrante du peuple dans l’obéissance à la Loi, la part rétive à la prédication des prophètes comme à celle de Jésus. Car il précise un peu plus loin qu’Abraham, Isaac et Jacob et les prophètes appartiennent au Royaume des cieux. On comprend que les Juifs qui s’inscrivent vraiment dans la Loi et les Prophètes sont justes aux yeux de Dieu : ils produisent des fruits. Irénée est porté à garder ouverte la possibilité d’un salut pour les Juifs du fait que lui-même a reçu la foi d’une communauté composée de judéo-chrétiens, dont saint Polycarpe son maître était. Les judéo-chrétiens, rappelons-le, continuaient d’observer la Loi de Moïse tout en ayant la foi en Jésus. Irénée prit d’ailleurs leur défense contre le Pape Victor, qui voulait les exclure de l’Église. On peut donc comprendre qu’avec Irénée le figuier est davantage émondé que déraciné. Il n’y a qu’un seul figuier de Dieu, appelé à porter du fruit, et une bonne part en donne.
 
Mon troisième et dernier commentaire est celui de l’Apocalypse de Pierre. Il s’agit d’un texte autrefois lu dans l’Église, mais qui finalement a été rangé parmi les apocryphes. De fait, il a été écrit par un judéo-chrétien originaire de Jérusalem. Évidemment pour ce commentateur, il est impossible d’affirmer simplement que le figuier représente tout Israël. Sinon, il couperait lui-même la branche sur laquelle il est assis, puisqu’il est juif ! En fait, pour lui, le figuier est bien Israël – jusque-là il est d’accord avec Tertullien et Irénée – mais les fruits du figuier sont les chrétiens martyrisés pour leur foi. Surprise ! Tout d’un coup, le figuier a été baptisé : il était juif, et maintenant – tout en restant Juif – il est devenu chrétien. Ce commentaire est très intéressant, parce qu’il lit la parabole de Jésus avec une grande confiance dans la parole du Vigneron, qui est Jésus. Le judéo-chrétien a compris et il sait que ce vigneron qui va bêcher la terre et mettre du fumier, va faire en sorte que ce figuier stérile va porter du fruit. Car le Christ est venu pour les pécheurs, les convertir et qu’ils portent du fruit.

Pourquoi ce commentateur peut-il affirmer cela ? Comme il est judéo-chrétien, il connaît par cœur son Livre du Lévitique, où on lit le commandement suivant, au chapitre 19 : « Lorsque vous serez entrés dans ce pays et que vous aurez planté n’importe quel arbre fruitier, vous considérerez ses fruits comme interdits. Pendant trois ans, ils seront pour vous chose interdite, on n’en mangera pas. La quatrième année, tous ses fruits seront consacrés dans une fête de louange au Seigneur. La cinquième année, vous pourrez manger ses fruits et profiter de ses produits. Je suis le Seigneur votre Dieu. » 
Nous reconnaissons la chronologie de la parabole de Jésus, qui est donc un commentaire de ce passage du Lévitique. Et cela est d’autant plus vrai que saint Luc nous dit que le Maître parle non pas à son « vigneron », mais très exactement à son « cultivateur de la vigne » - où le terme « cultivateur » évoque en hébreu aussi bien l’« agriculteur » que « celui qui rend un culte ». Dans la parabole le viti-culteur intervient justement pour la quatrième année, celle où les fruits attendus doivent être consacrés et offerts à Dieu en culte d’action de grâce. Et ensuite seulement, les fruits qui seront donnés par l’arbre pourront être consommés ou employés comme semences, avec la promesse d’une grande fécondité. Notre commentateur judéo-chrétien évidemment sait cela ; mais ce n’est pas évident pour Irénée, et encore moins pour Tertullien, qui ne sont pas juifs.
 
Finalement, que retenir de la parabole de Jésus ? Jésus dit que le peuple d’Israël est semblable à un figuier. D’une certaine façon, qu’il donne des fruits ou qu’il n’en donne pas pendant trois ans, n’est pas déterminant, puisque selon la Loi, durant cette période, le Maître ne peut pas les exiger. En revanche il peut déjà s’inquiéter de ce que le figuier demeure stérile. Arrive la quatrième année, qui est celle de l’offrande. Là, il est nécessaire que le figuier donne du fruit. Jésus, qui est le Viticulteur, va labourer la terre, la fumer et son action rédemptrice va porter du fruit – pour le judéo-chrétien, c’est évident – de sorte que l’offrande prescrite par la Loi puisse être faite par lui. Cette offrande, c’est d’abord celle de lui-même, de sa propre humanité en tant que Fils de David, puis avec lui ce sont les chrétiens, et en premier lieu les judéo-chrétiens, bien sûr. C’est ainsi que le figuier donne de nombreux fruits : les justes qui étant juifs vivent dans l’obéissance à la Loi, les patriarches et les prophètes, et ceux qui n’étant pas juifs vivent par la foi au Christ, les saints et les martyrs. Le figuier qui est Israël, est aussi devenu l’Église, inséparablement, par l’action de grâce du Viticulteur ; ainsi porte-t-il du fruit en abondance, pour la plus grande joie du Maître.

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