« FAITES CELA EN MÉMOIRE DE MOI » (Lc 22, 19 ; 1co 11, 25).
Pourquoi Jésus nous demande-t-il de célébrer la messe ?
Chers frères et sœurs,
Les temps que nous subissons mettent à l’épreuve notre foi, notre espérance et notre charité, et par conséquent nos pratiques, à commencer par nos pratiques liturgiques.
Nous avons vu en effet, durant le premier confinement, toutes sortes de tentatives apparaître pour honorer le Jour du Seigneur. Bien entendu, pour la plupart d’entre vous, ce fut généralement le grand rendez-vous du dimanche matin à la télévision, avec les frères dominicains, ou bien sur KTO. Pour d’autres, ce fut sur Internet, sur Youtube, avec des retransmissions de célébrations diverses : celle de la Cathédrale Saint-Jean, mais aussi de bien d’autres paroisses et communautés religieuses. En réalité le choix était large. D’autres fidèles se sont simplement retrouvés en famille, en pratiquant une liturgie de la Parole, telle que la proposait par exemple la revue Magnificat.
Certains, ayant découvert avec bonheur ces pratiques dominicales domestiques, en ont conclu qu’elles pouvaient leur suffire et qu’il n’était pas vraiment important de se réunir ensemble pour célébrer l’eucharistie, que celle-ci n’était, après-tout, pas si essentielle pour nourrir et exprimer leur foi. Au bout du compte, il se dit un peu partout – sans que ce chiffre ait été réellement vérifié – qu’environ 30% de fidèles ne sont pas revenus à la pratique religieuse depuis qu’elle a enfin été reconnue par le gouvernement comme une liberté fondamentale.
Il est un fait que l’épreuve que nous traversons met en lumière la diversité et parfois les oppositions entre nous concernant notre rapport à la liturgie, à la conception que nous en avons, à l’importance que nous lui accordons. Je veux donner ici trois exemples qui me semble révélateurs.
Un rapport différent à la liturgie : trois exemples
Le premier est celui de l’interview d’un prêtre qui déclarait être heureux de célébrer quotidiennement la messe sur Internet, « face à la caméra » disait-il, pour que les fidèles de sa paroisse puissent s’unir à sa prière. À l’évidence ce prêtre voulait faire de son mieux pour satisfaire tant au culte du Seigneur qu’aux besoins de ses fidèles. Mais, ce faisant, il avait oublié que la prière eucharistique ne s’adressait ni aux fidèles, ni a fortiori à une caméra, mais seulement à notre Père qui est aux Cieux. Et d’autre part, les fidèles, derrière leur écran, n’étaient pas en mesure de participer physiquement à la célébration, ni accéder de ce fait à sa fin, qui est la communion sacramentelle. Dans un hôpital, où les personnes souffrantes ne peuvent pas faire autrement que de suivre la messe à la télé – sans pouvoir y participer – l’aumônerie leur assure néanmoins la possibilité d’accéder à la communion sacramentelle. Mais, dans le cas qui nous occupe, ni la participation, ni la communion n’étaient possibles. Il y avait donc là quelque chose d’artificiel, qui ne correspond pas à la réalité sacramentelle, et de la communauté qui célèbre, et de la communion qu’elle reçoit.
Le second exemple est plus subtil. L’an dernier, pour Pâques, notre archevêque et les prêtres du diocèse ont célébré la vigile pascale comme il se devait, c’est-à-dire de nuit. Nous savons en effet, que c’est dans le profond silence et dans l’obscurité de la nuit que s’accomplit le grand mystère de la mort et de la résurrection de Jésus. Car il s’agit là d’une création nouvelle. Rappelons-nous ici quelques extraits de l’Exultet, chanté solennellement dans l’église, plongée dans les ténèbres, que seuls illuminent le grand Cierge pascal et la multitude des petits cierges des fidèles :
Voici la nuit où tu as tiré d’Égypte les enfants d’Israël, nos pères,
et leur as fait passer la mer Rouge à pieds sec.
C’est la nuit où le feu d’une colonne lumineuse repoussait les ténèbres du péché.
C’est maintenant la nuit qui arrache au monde corrompu, aveuglé par le mal,
ceux qui, aujourd’hui et dans tout l’univers, ont mis leur foi dans le Christ :
nuit qui les rend à la grâce et leur ouvre la communion des saints.
Voici la nuit où le Christ brisant les liens de la mort, s’est relevé, victorieux, des enfers.
Et plus loin :
O nuit de vrai bonheur, nuit où le ciel s’unit à la terre, où l’homme rencontre Dieu.
Dans la grâce de cette nuit, accueille, Père saint, en sacrifice du soir
la flamme montant de cette colonne de cire, que l’Église t’offre par nos mains.
Permets que ce cierge pascal, consacré à ton nom, brûle sans déclin dans cette nuit.
Qu’il soit agréable à tes yeux et joigne sa clarté à celle des étoiles.
Qu’il brûle encore quand se lèvera l’astre du matin, celui qui ne connaît pas de couchant,
le Christ, ton Fils ressuscité, revenu des enfers,
répandant sur les humains sa lumière et sa paix,
lui qui règne avec toi et le Saint-Esprit, maintenant et pour les siècles des siècles.
Vous voyez, chers frères et sœurs, le point sur lequel je veux mettre l’accent : la liturgie n’est pas seulement une question de présence physique et de réalité sacramentelle, elle est aussi une question de concordance naturelle avec l’évènement célébré, dont on fait mémoire et que la liturgie rend actuel. Malheureusement, nous prenons de plus en plus l’habitude de célébrer des offices ou des sacrements indépendamment des temps où ils devraient être célébrés.
Par exemple, il existe dans certains pays, la possibilité de fêter l’Ascension au dimanche qui suit, sans respecter les quarante jours qui séparent cette fête de celle de Pâques. Malheureusement, cela lui retire tout son sens, prophétisé notamment dans les Livres de Josué et du Lévitique !
Autre exemple, nous-mêmes, nous célébrons dans l’après-midi des messes anticipées des dimanches, qui ne devraient être célébrées qu’après la nuit tombée. C’est encore plus vrai pour les vigiles de Pâques et de Noël, qui sont parfois célébrées de jour. Nous nous écartons ainsi du mystère que nous voulons célébrer, qui est celui de la naissance de Jésus et de sa résurrection : lumière qui illumine la nuit des hommes pécheurs et qui disperse les ténèbres de la mort. Aux premiers temps de l’Église, c’est au petit matin, avant l’aube, qu’on célébrait la messe du dimanche, après avoir passé la nuit en prière.
Il est encore question de la nuit dans mon troisième exemple de décalage entre la liturgie et la manière dont nous la pratiquons.
Lorsque j’étais novice, et qu’il fallait s’exercer à entrer dans le rythme de la liturgie des Heures, c’est-à-dire des offices de Laudes, de Vêpres, des Complies et des Vigiles, notre Père-Maître nous avait demandé – conformément à la volonté restauratrice de la liturgie exprimée à Vatican II – de respecter au maximum la vérité des heures. C’est-à-dire de chanter communautairement les laudes au petit matin, et les vêpres en fin d’après-midi. De fait, il fallait sortir d’une pratique recommandée depuis le XVIIIe siècle au moins, que les prêtres récitent les vêpres le nez dans leur bréviaire en début d’après-midi, vers 14h00.
Or, il se trouve que l’office de vêpres est destiné à être chanté au coucher du soleil : il clôt la journée passée et inaugure le jour suivant, selon la tradition la plus ancienne du Peuple de Dieu. Le chant des vêpres par excellence est le Phôs hilaron, « Lumière Joyeuse », que les premiers chrétiens chantaient dans leurs maisons, lorsqu’ils en allumaient les lampes, à la tombée de la nuit.
À travers cet exemple, nous voyons bien que, non seulement nous avons tendance à nous affranchir de la réalité naturelle sur laquelle la liturgie s’appuie, mais en plus que nous y sommes très largement encouragés par le progrès technique, jusqu’à nous faire oublier cette même réalité. Aujourd’hui en effet, quand la nuit tombe, on actionne l’interrupteur électrique par réflexe, sans avoir une quelconque pensée pour notre Dieu créateur et sauveur. Quant au Phôs hilaron ou à l’office des vêpres, n’en parlons pas.
Et pourtant, les laudes, les vêpres nous font participer à la prière de toute l’Église, à la prière du Christ lui-même, par qui tout l’univers a été créé et qui remet tout à son Père, notamment par le chant des psaumes. C’est ainsi que la vocation des chanoines, dans une cathédrale, est d’aider l’évêque à exprimer quotidiennement, matin et soir – véritable respiration spirituelle – cette prière du Christ et de l’Église, en donnant ainsi le rythme de la prière pour tous les chrétiens du diocèse. Ce n’est pas pour rien que le Cardinal Mathieu a voulu installer une horloge astronomique dans la cathédrale de Besançon. Ce n’était pas du tout pour un motif esthétique, ni même un motif pratique : c’était pour donner l’heure et le rythme de la prière pour lui-même et tout son diocèse. Le même rythme que la Création… Une horloge « astronomique » !
Ainsi, à travers ces trois exemples – celui du prêtre qui célèbre face à sa caméra pour des fidèles bloqués derrière leur écran, celui des messes et des vigiles trop anticipées, et celui des vêpres à n’importe quelle heure – j’ai voulu attirer votre attention sur le décalage que nous acceptons parfois trop facilement entre la réalité des sacrements et des événements célébrés, d’une part, et d’autre part, les représentations mentales, voire idéologiques, que nous nous en faisons, qui nous satisfont parfois à bon compte.
Notre rapport à la liturgie : deux regrets – deux espérances
Ces observations nous montrent combien il est difficile aujourd’hui d’articuler le rythme et les rites liturgiques, fondés sur les cycles naturels et les événements de l’Histoire du Salut, avec notre mentalité qui – avec l’appui d’une technique mise au service de l’homme sans Dieu – s’affranchit au contraire de plus en plus de ces cycles naturels et du temps. Et pourtant…, avant d’aller chercher quelques explications sur les racines de notre mentalité actuelle, nous pouvons déjà formuler deux regrets, qui sont aussi deux espérances :
Premièrement, si nous avons bien compris que la liturgie de l’Église s’appuie en partie sur les rythmes naturels, notamment celui du jour et de la nuit, il n’y a donc rien de plus écolo que la liturgie. Le paradoxe est que, bien que nous nous targuions de plus en plus d’écologie, nous avons inversement tendance à nous affranchir de plus en plus de la liturgie. L’Église dispose d’un trésor très utile à notre temps, pour l’aider à retrouver une vie plus en harmonie avec les rythmes de la nature… et beaucoup l’ignorent. Pourtant, ce trésor existe dans tous les monastères. Il devrait être aussi dans les cathédrales, dans chaque église paroissiale, dans chaque foyer… Mais nous mesurons immédiatement quelle conversion de vie il nous faudrait accomplir, surtout quand on a une mentalité citadine ! Après-tout, avec le couvre-feu, on y est presque… sauf qu’en l’occurrence, nous le subissons !
Plus encore, deuxièmement, à l’heure où en matière éducative, nous cherchons comment donner aux jeunes un « art de vivre », une « éducation intégrale », qui soit respectueuse de tout l’humain, et qui soit aussi chrétienne, bien sûr, nous ne pensons pas que les rythmes quotidiens, hebdomadaires, et saisonniers, de la liturgie pourraient être pour eux un fondement précieux.
À ce sujet, Madame Catherine Faucher, qui a été missionnée par Monseigneur Bouilleret pour faire un audit de la catéchèse dans le diocèse, et qui a rendu son rapport récemment, y a fait deux observations remarquables. Premièrement, il y a quasi-unanimité chez les personnes interrogées pour regretter dans la catéchèse actuelle le manque de lien avec le temps liturgique ; et deuxièmement, Madame Faucher a fait part de sa surprise lorsqu’elle a réalisé l’importance du chant et de la musique liturgique, particulièrement dans notre diocèse de Besançon.
En réalité, ces observations ne sont pas très étonnantes lorsqu’on sait que, depuis le Concile de Trente au moins, au XVIe siècle, jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’éducation religieuse, intellectuelle et morale des Franc-Comtois était fondée sur la liturgie, sur le rythme et les chants des offices de la liturgie des Heures et de la messe, comme l’a montré récemment une certaine thèse de doctorat, intitulée justement « Le Chant des Heures ».
Nous prenons souvent les anciens – et surtout ceux qui vivaient avant la Révolution française – pour des gens ignares et dépassés. Et l’on s’aperçoit qu’ils vivaient selon un art de vivre qu’aujourd’hui beaucoup considéreraient en réalité très moderne, voire-même futuriste, justement enraciné dans la liturgie, elle-même indexée sur les cycles de la nature, qui sont ceux de la Création de Dieu.
Au fond du problème, Marcion et Arius toujours actuels dans les mentalités
C’est ici que je vais tâcher de comprendre les ressorts de la mentalité qui est la nôtre aujourd’hui ; de comprendre ce qui se cache derrière ces décalages, notamment chez nous, les chrétiens. Commençons-donc par balayer devant notre porte ! Je ne veux pas faire ici de démonstration structurée, mais simplement deux observations à partir desquelles il sera possible de réfléchir et – pour ceux qui le souhaitent – agir.
Premièrement nous sommes imprégnés d’une « mentalité de la rupture ». La « mentalité de la rupture », c’est quand on pense que ce qui est ancien est aujourd’hui devenu obsolète, par principe. Par exemple quand on considère que ce qui est antérieur à Vatican II n’a rien à nous apprendre aujourd’hui, et même que c’est mauvais. Pensons par exemple à la catéchèse. Ou bien quand l’amour de Dieu est supplanté par l’amour du prochain, que la prière est un luxe inutile voire un empêchement pour l’engagement missionnaire et l’action caritative. Ou bien quand on considère que la Loi de Moïse est dépassée par les Béatitudes de Jésus-Christ, que cette Loi est néfaste d’une certaine façon, tandis que les Béatitudes sont au contraire libératrices… Ici, je n’ai pas besoin d’aller plus loin pour dénoncer avec force la fausseté du principe de la rupture.
Voyez-vous chers frères et sœurs, une des premières tentations qui a assailli les premiers chrétiens a été celle de l’hérésie de Marcion. Le système de Marcion était tout simple : l’Ancien Testament et la Loi de Moïse relevaient d’un dieu faux et méchant, tandis que le Nouveau Testament, l’Évangile de Jésus-Christ, au contraire nous dévoilait le Dieu vrai et bon. Par conséquent, il était nécessaire pour Marcion d’opérer une rupture profonde entre les deux, entre l’ancien et le nouveau.
Bien évidemment l’Église a condamné et combattu l’hérésie de Marcion. Car c’est le même Seigneur qui s’est révélé à Moïse au Sinaï et c’est le même Seigneur qui s’est manifesté en Jésus-Christ. De même, le concile Vatican II enseigne que c’est dans la liturgie que l’action évangélisatrice de l’Église trouve sa source et même sa finalité. De même, le concile n’a pas voulu abolir l’enseignement des conciles antérieurs, mais présenter le même enseignement dans un langage adapté à notre temps.
Si l’on introduit une opposition entre l’avant et l’après, on tombe dans la mentalité de la rupture, on reproduit l’hérésie de Marcion, on trahit Jésus, on dévitalise l’Église et on sécularise son enseignement et son action. Non seulement le principe de la rupture est faux théologiquement mais en plus – comme nous le savons – pour ce qui est du rapport entre les juifs et les chrétiens, il est dangereux. Pour eux d’abord. Et pour nous ensuite, car en les rejetant, nous nous coupons de nos racines.
Deuxièmement, nous sommes aussi imprégnés d’une « mentalité idéologique ». La « mentalité idéologique », c’est lorsque, face à un problème ou à une question, on en cherche la résolution ou l’explication uniquement dans les idées. Précisément quand on renonce à introduire dans notre recherche une dimension voire un fondement historique, événementiel ou personnel.
Par exemple, pour expliquer la résurrection de Jésus, un idéologue – pour qui cette résurrection ne peut pas être un événement réel – va présenter des arguments tirés de la rédaction des Évangiles. Pour lui, il s’agit simplement de mises en scène littéraires rédigées par les évangélistes dans l’intention de nous faire comprendre que Jésus, après sa mort, est seulement entré dans une nouvelle dimension de vie, dont la perception pour les apôtres est – dans le meilleur des cas – d’ordre psychologique.
Il y a dans la mentalité idéologique un refus du réel historique et un goût pour le mystère caché – que seul l’idéologue, évidemment, connaît. Une vision idéologique est une lecture d’initié, où le réel n’existe pas. Il n’est qu’une apparence malléable pour illustrer symboliquement la véritable connaissance, qui est celle de l’idéologue. Une lecture idéologique des Évangiles est très facile à reconnaître : c’est quand Jésus ressemble à son exégète ! Ainsi, pour un lecteur qui n’a pas la foi, Jésus n’est qu’un homme, certes exceptionnel, mais dont le message se résume à une belle philosophie de vie. Plus encore, quand ce lecteur a un tempérament un peu ésotérique, il va faire de la vie de Jésus un tissu de symboles voilant des mystères cachés que lui seul connaît, éventuellement grâce à une tradition obscure, extérieure à l’Évangile. La mentalité idéologique est une mentalité gnostique.
C’est typiquement l’hérésie du prêtre Arius, qui ne croyait pas que Jésus était Dieu : il n’était pour lui qu’un homme supérieur, créé par Dieu. Jésus n’étant pas Dieu, il n’avait donc pas la faculté de nous unir à Dieu pour que nous soyons en communion avec lui, et sanctifiés. Par conséquent, le christianisme d’Arius n’est qu’une philosophie humaine, une morale, où Jésus n’est qu’un modèle ou un exemple.
L’Église s’est opposée à l’idéologie d’Arius au Grand Concile de Nicée, en 325, en rappelant que Jésus est vrai Dieu et vrai homme, selon ce que nous rapportent historiquement les Évangiles. Il n’y a pas d’opposition ou de séparation entre le Jésus historique et le Verbe de Dieu : c’est le même. Et par conséquent, Jésus est en mesure de nous unir à Dieu, par la puissance de son Esprit Saint. Ainsi, ce qui nous paraît idéologiquement incroyable dans les Évangiles s’est vraiment réalisé. Ce n’est pas à partir des idées humaines qu’il faut lire les Évangiles, mais au contraire, il faut laisser les récits des Évangiles nous impressionner, pour que nous puissions élever nos esprits et nos cœurs, car c’est dans les événements rapportés par les Évangiles que Dieu se révèle. La morale chrétienne, loin d’être une philosophie humaine, se reçoit de Dieu et elle mène à Dieu.
« Il y a un temps pour tout » (Qo 3.1) : s’ouvrir à l’histoire du Salut
Chers frères et sœurs, nous sommes tous, malgré nous, imprégnés de la mentalité de la rupture et de la mentalité idéologique. Nous sommes tous un peu Marcion et un peu Arius. Et c’est pourquoi nous n’arrivons plus à comprendre ce qu’est la liturgie, à la vivre réellement, et à la laisser irriguer notre vie. Nous ne comprenons plus ce qu’est réellement l’Église et quelle est notre vocation en elle.
Nous sommes Arius, quand nous pensons que la liturgie est à notre disposition parce qu’elle n’est qu’une affaire de conventions humaines et que la présence de Dieu n’y est que symbolique. Alors que c’est tout le contraire : Non seulement la présence de Jésus réside réellement dans les Espèces consacrées, mais l’Église que nous formons est aussi réellement son Corps ressuscité, en communion avec tous les saints du ciel. L’Église est une réalité humaine et divine. Lorsque quelqu’un veut empêcher l’Église de célébrer le culte, sans le savoir il cherche en même temps à ligoter Jésus. C’est un geste insensé. Lorsque quelqu’un croit qu’il participe à la liturgie derrière un écran, il se trompe, car la liturgie est un acte charnel qui réclame sa présence, et la communion est un acte tout autant physique que spirituel, qui ne peut pas être virtuel. Arius dit : « c’est comme si »… Et nous disons : « c’est ainsi ».
Nous sommes aussi Marcion et Arius lorsque nous cherchons à résoudre intellectuellement des oppositions apparemment insolubles : entre la Loi et la Grâce, entre la prière et l’action caritative, entre l’amour de Dieu et l’amour du prochain… Marcion va choisir systématiquement le deuxième terme contre le premier, Arius va essayer de naviguer entre du « en même temps » et du « il faut chercher la voie moyenne »… sans arriver à contenter ni à sa droite, ni à sa gauche.
La réalité – comme dit l’Ecclésiaste – est qu’il y a « un temps pour tout » : un temps pour la Loi et un temps pour la grâce, un temps pour la prière et un temps pour l’action caritative, un temps pour l’amour de Dieu et un temps pour l’amour du prochain. Et même plus, il y a une préséance : la grâce présuppose la Loi, l’action caritative trouve sa force dans la prière, l’amour du prochain découle de l’amour de Dieu. Je dis là une chose totalement scandaleuse pour Marcion et impensable pour Arius : car je fais entrer le temps de l’histoire dans la compréhension et la résolution des paradoxes. Et c’est pourtant ainsi que le concile Vatican II, par exemple, a résorbé les oppositions, en les articulant selon l’Histoire du Salut, selon le plan de Dieu, en se mettant à l’école de sa Parole, et non pas de principes idéologiques stériles.
C’est ainsi, chers frères et sœurs, qu’en ouvrant nos mentalités à la réalité historique, à l’Histoire que le Seigneur a écrite avec nous et pour nous, dans laquelle Il s’est révélé et nous a révélé le chemin de notre salut, nous avons un antidote aux hérésies de Marcion et d’Arius qui nous gangrènent. Nous pouvons ainsi retrouver le chemin d’une liturgie bien comprise et vécue, qui puisse – tout en assurant le culte que nous devons à notre Dieu créateur et sauveur – irriguer et nourrir notre vie terrestre, en attendant de la vivre en plénitude, avec tous les saints, dans le ciel.