Dn 7, 13-14 ; Ps
92 ; Ap 1, 5-8 ; Jn 18, 33b-37
Chers
frères et sœurs,
Lorsque
Dieu a créé l’homme, il n’a pas voulu que celui-ci soit seul. Avec Adam, il a
aussi créé Ève, la mère des vivants. C’est-à-dire que Dieu a voulu une
multitude d’hommes et de femmes : il a voulu l’humanité, avec la vocation
que celle-ci demeure dans son amour, dans sa communion, dans sa gloire.
Nous
savons que l’humanité n’a pas compris cette vocation et s’est éloignée de Dieu.
Mais Dieu lui a conservé son amour et a suscité en son sein un peuple
particulier : le peuple d’Israël comme peuple prophétique pour toutes les
nations. La prophétie consiste en une alliance entre Dieu et son peuple qui
deviendra une alliance nouvelle entre Dieu et l’humanité, où Dieu sera l’époux
et l’humanité l’épouse.
La
royauté est aussi une prophétie. Car, du point de vue humain, il n’y a pas de
peuple s’il n’y a pas de roi, comme il n’y a pas de roi sans peuple. Avant Saül
le premier roi d’Israël, Dieu se considérait lui-même comme le roi de son
peuple. Pour le guider, il lui donnait des prophètes comme Moïse, ou des juges
comme Samson. Mais pour faire comme tous les autres peuples de la terre, Israël
a voulu avoir un roi visible, un roi humain. Dieu a acquiescé. C’est ainsi que
Saül, puis David, puis Salomon sont devenus rois.
Après
la chute de son royaume, l’exil, la dispersion, la mise sous tutelle par
l’Empire romain, ont demeuré la nostalgie et l’attente pour le peuple d’Israël d’un
roi libérateur. C’est ainsi que le Messie attendu devait être un roi, pour que
reprenne, pour que continue, la royauté de Dieu sur son peuple, sa bénédiction
d’âge en âge.
Or
voilà l’ambiguïté de la royauté de Jésus : il était attendu par les Juifs
comme roi libérateur qui régnerait sur Israël comme autrefois David ou Salomon.
Par conséquent il était suspecté par les Romains d’apparaître effectivement
comme tel, comme rebelle au pouvoir de l’Empereur, et donc voué à une
condamnation à mort. Mais pour Jésus, sa
royauté n’est pas celle d’un pouvoir temporel, mais du seul pouvoir réel et
véritable : celui du règne de Dieu, dans l’amour et la vérité.
Le
peuple dont Jésus est le roi est celui des élus : le peuple d’Israël, pour
lequel l’alliance avec Dieu est irrévocable, les chrétiens qui lui sont greffés
par le baptême, et les justes que Dieu seul connaît. Telle est la royauté de
Jésus : une royauté du ciel, réalisation de la volonté première de
Dieu : qu’une multitude d’hommes et de femmes demeure dans son amour, dans
sa communion, dans sa gloire. Et remarquons qu’alors Jésus – qui est Dieu et
homme – est en même temps Dieu lui-même qui règne sur son peuple, et un roi
humain selon le souhait de l’ancien Israël. Car Dieu tient sa parole.
Nous
mesurons donc l’incompréhension qu’il y a entre Pilate et Jésus, dans
l’évangile d’aujourd’hui. Pilate soupçonne Jésus de se prétendre « roi
des Juifs » puisque c’est ainsi qu’on le lui a présenté ou plutôt
dénoncé. Mais Jésus le prend à contre-pieds, en lui demandant si il croit
lui-même à cette accusation ? Mesurons bien la profondeur de l’échange.
Pilate cherche à savoir qui est vraiment Jésus et s’il est coupable de
lèse-majesté, tandis que Jésus cherche à toucher l’âme de Pilate, comme Dieu
cherche l’âme de tout homme, sa créature depuis l’origine.
Pilate
esquive la question : « Est-ce que je suis Juif, moi ? »
Il revendique une forme de liberté : il n’est pas dépendant de la Loi de
Moïse ; il ne reconnaît pas à Jésus d’autorité sur lui, mais il revendique
l’autonomie de son tribunal : « Ta nation et les grands prêtres
t’ont livré à moi, qu’as-tu donc fait ? » Voilà la République romaine
qui juge Dieu, porté au tribunal par les siens.
Jésus
décline alors son identité, et récuse toute tentative de prise de
pouvoir : il est roi du ciel ; il n’exerce aucune puissance sur la
terre : « Mon royaume n’est pas
de ce monde ; si il était de ce monde, j’aurais des gardes qui se seraient battus pour que je ne sois
pas livré aux Juifs. En fait, mon royaume
n’est pas d’ici. »
Pilate
relève l’information sur l’identité de Jésus : « Alors, tu es roi. »
Cette fois-ci Jésus constate que Pilate ne raisonne plus par ouï-dire, mais que
l’affirmation vient de lui-même : « C’est toi-même qui dis que je
suis roi. » L’homme a fait un pas : il reconnaît une possible
royauté de Dieu ; et Dieu aussi fait un pas : il reconnaît la liberté
personnelle de l’homme à croire ou à ne pas croire. En fait, il lui ouvre une
porte, d’où l’explication qui suit : « Moi, je suis né, je suis
venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. » La
vérité dont parle Jésus est l’adéquation entre ce que l’on pense et ce que l’on
fait, soit l’inverse de l’hypocrisie ou de la dissimulation. Dieu est vérité en
ce qu’il dit ce qu’il fait, et qu’il fait ce qu’il dit. Or Dieu est un Dieu
d’amour : la vérité consiste donc à vouloir la communion avec l’humanité
et à la réaliser dans le don de soi-même, fût-ce dans le pardon. Tout homme,
croyant ou non, qui est mû par sa conscience et veut mener une vie droite, est
normalement sensible à cette vérité de Dieu ; c’est pourquoi Jésus
ajoute : « Quiconque appartient à la vérité écoute ma voix. »
Dramatique
instant, où en Pilate l’homme est seul face à son Dieu, qui lui parle le
langage de la vérité à travers sa conscience, et l’appelle à la foi. En
réalité, devant la lumière, c’est l’homme qui se juge lui-même : va-t-il
se laisser éclairer ? ou choisir de se retirer dans les ténèbres ? Le
tribunal de Pilate n’est pas tant le jugement de Dieu par l’homme que le
jugement de l’homme par lui-même, en présence de Dieu qui lui offre son amour en
vérité, et son pardon. La suite appartient à chacun.