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R 17, 10-16 ; Ps 145 ; He 9, 24-28 ; Mc 12, 38-44
Chers
frères et sœurs,
Comment
lisons-nous l’Évangile ? Il y a une lecture qui consiste à s’insurger
contre le cléricalisme insupportable des scribes et à s’apitoyer sur le sort de
la pauvre veuve, injustement exploitée. Et Jésus de glorifier victorieusement cette
dernière après avoir condamné lourdement les premiers. De fait, la leçon ne
vaut pas seulement pour les scribes de Jérusalem d’hier, elle est aussi un
avertissement sévère pour ceux de l’Église d’aujourd’hui. D’ailleurs, en
attirant leur attention sur le geste généreux de la pauvre veuve, c’est bien à
ses disciples seuls, et non à la foule en général, que Jésus s’adresse. Les
voilà prévenus, et moi aussi !
Cependant,
si on s’arrête à ce niveau de lecture, après qu’il ait reproché aux scribes,
grands-prêtres et pharisiens, de vivre vissés dans l’observance de la Loi et
d’y enfermer tout le monde – sans que personne ne puisse vraiment y vivre en
conformité – on a tôt fait de Jésus un « père-la-morale » qui
surenchérit dans l’échelle de la moralité. Comme l’observent souvent les
disciples avec stupeur, dans bien des cas, l’évangile paraît à ce point
exigeant qu’il en est humainement impraticable. Par extension, une telle
approche transforme également tous les évangélisateurs et les prédicateurs en
moralistes, prêchant un nouvel ordre moral. On ne voit pas très bien, alors, où
est la bonne nouvelle ?
Mais
on peut faire une lecture différente de notre évangile, où la morale de
l’histoire n’est pas tout à fait la même. Au lieu de nous enfermer dans une
culpabilité malsaine, elle nous ouvre au contraire une porte vers le ciel. En
tous cas, je l’espère.
La
première chose à faire quand on lit un passage de l’évangile est de se demander
où et quand exactement la scène se passe. Ici, Jésus après avoir franchi le
Jourdain, a guéri Bartimée à Jéricho, puis est monté à Jérusalem, y est entré
en triomphe assis sur un âne et a pénétré dans le temple pour en chasser les
marchands. C’est alors qu’il est entré en débat avec les autorités d’Israël.
Comprenez que, tel Josué, Jésus est entré en Terre promise et en a entrepris la
libération, puis la purification jusqu’en son cœur, pour y faire entrer en
possession son peuple, le peuple des sauvés, des baptisés. Dans le temple où se
trouve Jésus, l’objet des débats est donc le cœur de la foi, la nature même de
la relation de l’homme avec Dieu. C’est essentiel de comprendre cela.
Dans
notre évangile, il y a une opposition construite entre les scribes d’un côté et
les veuves de l’autre. Les scribes sont les représentants d’une religion faite
d’apparence extérieure, qui n’exprime pas un besoin vital, mais seulement une
activité sociale somme toute accessoire : on va au temple comme on va au
théâtre, pour se faire bien voir. En aucun cas, la vie des scribes ou des
riches donateurs ne semble menacée, et même, par leurs dons généreux ils peuvent
se targuer de permettre au temple de fonctionner. Au contraire, les veuves sont
l’expression d’une religion où la relation avec Dieu est un enjeu vital :
le devenir du temple ne dépend pas du don de la veuve, en revanche le devenir
de la veuve dépend bien de la bénédiction de Dieu qui habite dans le temple. On
voit donc que Jésus désigne quelle doit être la nature de la religion entre
l’homme et Dieu : c’est une relation vitale.
Mais
on peut faire un pas de plus. Pourquoi une veuve ? Et pourquoi pas un
veuf ? Ou une Galiléenne ? Ou un samaritain ?... Jésus a vu une
veuve, et c’est bien une veuve qui l’a impressionné. Ce n’est pas un hasard. La
veuve, dans l’Évangile, c’est la femme qui a perdu son époux, qui a la
nostalgie de son époux, qui espère et qui attend de le retrouver dans la vie
éternelle. Cette veuve, pour un chrétien : c’est l’Église. Et même, si on
veut donner plus d’intensité ou de chair à cette figure de l’Église, c’est la
Bienheureuse Vierge Marie. Jésus est toujours sensible aux veuves parce qu’à
travers elles, il voit la figure de sa mère. Il ne faut jamais l’oublier. Et
c’est pourquoi dès les débuts les veuves ont toujours eu une place très particulière
dans l’Église, et même un statut en particulier. Parce qu’elles sont la
figure-même de l’Église qui attend son époux, le Christ Jésus, son Seigneur.
Donc,
en désignant la veuve qui fait son offrande, Jésus enseigne à ses apôtres quelle
est la religion attendue par le Père, la religion de l’Église : dans
l’humilité, et même dans une grande pauvreté de moyens, l’Église honore son Dieu,
verse deux piécettes dans le trésor du temple, fait avec foi l’offrande
d’elle-même en sacrifice, dans l’attente, dans l’espérance, de la bénédiction
du Seigneur, de son retour. On voit, à la lumière de l’histoire de la veuve de
Sarepta que l’offrande du pain qui lui est demandée, qui vaut pour elle
offrande de toute sa vie – et celle de son fils – est non seulement une
offrande agréée mais elle est aussi une offrande inépuisable jusqu’au retour de
la pluie – c’est-à-dire jusqu’au jour de la bénédiction de Dieu. Comprenons que
l’offrande de l’eucharistie – si peu de choses en pratique – mais qui doit
signifier pour nous toute notre vie, est non seulement l’offrande attendue par
Dieu, mais qu’elle nous est donnée en nourriture jusqu’au retour de Jésus, Pentecôte
définitive.
Chers
frères et sœurs, Jésus est assis dans le temple : il est assis parce qu’il
est en train d’exercer le jugement. Ainsi donc, nous serons jugés à la manière
dont nous vivons notre relation avec le Seigneur. Ou bien, nous le traitons en
valet, auquel nous accordons avec condescendance l’accessoire de notre vie,
tout en affectant d’être les plus pieux des hommes – et nous serons sévèrement
jugés ; ou bien nous le regardons comme la source unique de toute notre
vie, pour laquelle nous ne savons et ne pouvons offrir que notre pauvre
indigence, ou un peu de pain et un peu de vin, pour qu’ils les transforment et
nous transfigure avec, dans sa vie éternelle, dans sa communion.