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2,3 ; 3,12-13 ; Ps 145 ; 1Co 1,26-31 ; Mt 5,1-12a
Chers frères et sœurs,
Lorsqu’on veut manger des champignons, on les fait d’abord revenir à la poêle pour qu’ils dégagent toute leur saveur. Il en va de même pour un extrait de l’Évangile. Pour en saisir toute la saveur, il faut le faire « revenir ». Premièrement en relisant ce qu’il se passe juste avant et juste après, et deuxièmement – en s’aidant des notes qui sont dans les Bibles, ou tout simplement en s’appuyant sur la première lecture qui a été sélectionnée exprès – c’est-à-dire en retrouvant les racines du texte dans les Écritures, que nous appelons l’Ancien Testament. Avec ces deux méthodes, le texte de l’Évangile peut réjouir nos papilles gustatives spirituelles.
Aujourd’hui, Jésus est assailli par les foules, qui attendent de lui leur libération, comme nous tous nous attendons une libération de toutes souffrances : de la guerre ou des divisions familiales, sociales, des injustices de toutes sortes, du mépris, de la solitude, de nos addictions diverses et variées, de nos maladies ou de nos péchés… Bref, comme nous, les foules d’autrefois attendaient le royaume des cieux et, selon les indications de Jean-Baptiste, elles voyaient en Jésus le Messie, le Sauveur, qui les conduirait à ce salut. De fait, Jésus a commencé à annoncer la venue du Royaume des cieux, et à en manifester les signes : guérison des malades, pardon des péchés, etc.
Tout l’enjeu pour Jésus est d’arriver à faire comprendre à ces foules, venues pour une libération terrestre, immédiate, que le salut qu’il va leur donner, par sa mort et sa résurrection, est une libération bien supérieure, où l’humanité va entrer dans la gloire de Dieu, dans sa communion. Or ce malentendu entre les foules et Jésus, et même entre ses disciples et Jésus, durera jusqu’à sa mort, et même au-delà, car combien sommes-nous aujourd’hui à vouloir un Jésus qui nous libère de tout ce qui nous ennuie, maintenant, pour vivre une vie bien tranquille, sur la terre ?
En enseignant les Béatitudes, Jésus compose au contraire le portrait de l’homme appelé au Royaume des cieux – c’est-à-dire son portrait à lui, dans lequel nous pouvons partager chacun un ou plusieurs traits. Et il nous enseigne que c’est par l’humilité, la justice, la douceur, la miséricorde, qu’il est seulement possible de passer la porte étroite qui conduit au Royaume des cieux. D’ailleurs, nous voyons que c’est la conduite que lui-même va tenir jusqu’au bout, sur la croix.
Pour un Juif, cet enseignement n’est pas étonnant, il est même tout à fait traditionnel, comme nous l’avons entendu dans le Livre de Sophonie, en première lecture. Peut-être pouvons-nous préciser ici que ce livre a été composé au temps du roi Josias, au VIe siècle avant Jésus-Christ. Par la bouche de Sophonie, le Seigneur reprochait à son peuple de perdre la foi en se détournant de lui, en adoptant au contraire les dieux étrangers et en commettant de mauvaises actions. Par conséquent un jugement aurait lieu qui détruirait tout : seuls les humbles et les justes y échapperont, protégés par le Seigneur. De fait le roi Josias était un réformateur de la vie religieuse d’Israël : il a fait reconstruire le Temple de Salomon pour y célébrer la Pâque avec solennité et ordonné qu’Israël vive selon les préceptes de la Loi, de la Torah. Dans le même temps, il fait détruire les temples des idoles dans tout le pays.
On voit donc que, lorsque Jésus reprend les accents de la prophétie de Sophonie, il compare l’actuel pouvoir politique et sacerdotal à un pouvoir corrompu et idolâtre. Ainsi, tout le monde s’attend à ce qu’il devienne sinon un nouveau Sophonie, du moins un véritable Josias, et qu’il délivre et réforme complètement le pays. N’oublions pas que Jésus et les foules sont à ce moment-même dans les territoires des anciennes tribus de Zabulon et de Nephtali où les Israélites sont en minorité, étouffés depuis plusieurs siècles sous une domination culturelle et religieuse étrangère. La perspective et l’espérance de la libération étaient donc très fortes.
Mais, le malentendu est d’autant plus important. Oui, pour Jésus l’humanité actuelle vit sous la domination du péché, de la souffrance et de l’injustice. Oui, il est bien le Messie libérateur. Mais non, il ne vient pas comme un libérateur politique ou militaire. Non, il ne va pas libérer le pays par l’épée. Mais par l’obéissance à la Loi du Seigneur, par l’humilité et la justice, par une vie tout entière enracinée dans la vérité et non pas dans le mensonge. C’est ainsi qu’il va ouvrir, par sa mort et sa résurrection, les portes du royaume véritable, le royaume des Cieux, le royaume de Dieu. Il est là le vrai pays, la vraie patrie, où se trouvent la justice et la paix qui réconfortent les cœurs qui aiment Dieu.
Il ne s’agit pas de renoncer à espérer un peu de justice et de paix dans le monde, mais de commencer par les vivre nous-même comme le levain dans la pâte, comme Jésus, qui a commencé par vivre lui-même le premier ce qu’il demandait à ses disciples. Car l’homme véritable des Béatitudes, c’est lui-même : c’est Jésus.