Qo
1,2 ; 2,21-23 ; Ps 89 ; Col 3,1-5.9-11 ; Lc 12, 13-21
Chers
frères et sœurs,
Voilà
donc un homme qui demande à Jésus de faire appliquer son droit d’héritage
auprès de son frère, qui ne veut pas partager avec lui. On est dans un problème
très concret d’injustice. Jésus va-t-il laisser faire ? La difficulté est
que si l’homme lui accorde naturellement l’autorité d’un roi pour juger du
litige, Jésus ne veut pas tomber dans le piège : il n’a pas cette autorité
dans ce monde, mais dans l’autre. Et si jamais il usait de son autorité divine
pour régler des litiges humains, non seulement il donnerait raison aux scribes,
aux grands prêtres et aux pharisiens qui l’accusent de vouloir prendre le
pouvoir en Israël, mais surtout, il séculariserait, pasteuriserait, énerverait,
sa mission. Sa justice n’est pas celle des hommes mais celle de Dieu. Elle n’est
pas au même niveau.
Pour
autant, après lui avoir fait une réponse de jésuite – en lui répondant par une
question, Jésus va-t-il laisser tomber ce pauvre homme ? Non, il répond en
disant : « Gardez-vous bien de toute avidité, car la vie de
quelqu’un, même dans l’abondance, ne dépend pas de ce qu’il possède. »
Avec cette sentence, aussi bien cet homme que son frère peuvent s’interroger
sur le sens, et même l’intérêt de leur litige, et faire leur examen de
conscience. Ce que Jésus dit d’important ici est qu’il n’y a pas de plus haute richesse
que la vie – et il s’agit ici certainement de la vraie vie : la vie
éternelle. Et là, pour le coup, Jésus est un juge compétent puisque c’est par
lui que nous avons cette vie. Jésus élève donc cet homme et les autres
auditeurs à une compréhension d’eux-mêmes et du sens de leur vie – de leur
vocation – bien au-delà de questions de propriétés sur la terre.
Reconnaissons
que cela n’est pas facile, et d’ailleurs la question demeure un peu obscure
pour les auditeurs. Jésus éclaire donc ses propos en racontant la parabole du
riche et de ses greniers. Ici, il faut être un peu subtil, car Jésus ne
condamne pas le riche sur le fait qu’il soit riche, qu’il ait bien travaillé
pour avoir de bonnes récoltes, ni même qu’il ait eu l’idée de les conserver
dans des greniers et même d’agrandir les greniers. Car c’est exactement ce qu’a
fait le patriarche Joseph, en Égypte, en prévision de plusieurs années de
famine. N’importe quel homme sage et responsable aurait fait de même. Au
contraire, on blâmerait un homme qui aurait jeté le blé par la fenêtre ou
l’aurait laissé pourrir. Mais alors, quel est le problème ?
Le
problème réside dans le fait que l’homme croit que l’abondance de biens dont il
bénéficie, il en est l’unique propriétaire. Or c’est faux. Dans sa parabole
Jésus fait parler l’homme, qui dit : « ma récolte, mes greniers,
mon blé, mes biens. » Cet homme ne voit que lui-même, il ne
se parle qu’à lui-même : il ne voit ni Dieu ni les autres hommes. Et c’est
là le problème. Il ne se rend pas compte que si Dieu lui a fait la grâce d’être
riche, d’avoir une bonne récolte, de pouvoir construire de grands greniers, ce
n’est pas pour lui, mais c’est pour tout le monde ! Sa grande erreur est
de vouloir s’assoir sur son tas de blé en oubliant le reste du monde et sa vie
éternelle, au lieu de rendre grâce à Dieu et de faire fructifier sa richesse
pour qu’elle serve au bien de tous, pour que la bénédiction de Dieu ne s’arrête
pas à lui tout seul, mais que par lui et le bien qu’il fera, cette bénédiction puisse
rayonner autour de lui. Or cette bénédiction, c’est justement déjà la vie
éternelle.
L’homme
est donc triplement fou : d’abord parce qu’il croit qu’il est
autosuffisant et que sa vie se limite à sa vie terrestre ; ensuite, alors
qu’il est justement déjà bénéficiaire de la vie qui vient de Dieu à travers de
nombreuses richesses, par son attitude il en coupe le robinet : il perd la
vie éternelle ; et enfin parce que le propre de la vie est de vivre, de
s’écouler, de déborder, mais certainement pas de rester bloquée inutilement
dans des greniers : c’est impossible. Elle les fait exploser, d’une
manière ou d’une autre.
Nous
voyons donc que Jésus répond bien à l’homme qui est venu le trouver, car tout son
discours est en pratique un bon sermon pour son frère. Mais aussi pour
lui-même. A-t-il vraiment besoin de sa part d’héritage ? Pourquoi
faire ? On sait ce qu’en a fait le fils cadet qui avait demandé sa part
d’héritage à son père, et qui finalement est revenu à la maison… pas très fier.
Mais
par-delà les questions de propriété matérielles, il y a aussi les richesses
spirituelles. À travers l’homme riche, Jésus ne visait-il pas plutôt les
grand-prêtres et les scribes, et même tout le Peuple élu de Dieu, qui ont reçu
la Loi et les Alliances ? Et la critique pourrait même s’étendre aux
Apôtres, qui ont reçu l’Évangile comme un trésor, et à nous-mêmes. N’avons-nous
pas reçu la bénédiction de Dieu, la vie de Dieu ? Pourquoi faire ?
Pour nous reposer dessus et n’en vivre que d’un point de vue terrestre ? Ou
bien pour louer Dieu de sa bonté et la faire fructifier – afin que la vie
éternelle en elle rayonne autour de nous et ne se tarisse pas en nous ?
Ainsi, dirait saint Paul, nous nous renouvellerons sans cesse dans la ressemblance
de Dieu – c’est-à-dire dans la sainteté – en vue de la pleine connaissance :
la communion de vie éternelle. Telle est la vocation des riches qui sont
appelés à la bonté, selon la sagesse de Dieu.