Ac 2,14a.36-41 ;
Ps 22 ; 1P 2,20b-25 ; Jn 10,1-10
Chers
frères et sœurs,
Une
fois n’est pas coutume, je vais commenter la seconde lecture plutôt que
l’évangile. Une phrase de la lettre de saint Pierre attire mon attention :
« Si vous supportez la souffrance pour avoir fait le bien, c’est une
grâce aux yeux de Dieu. » et nous lisons aussitôt : « C’est
bien à cela que vous avez été appelés, car c’est pour vous que le Christ, lui
aussi, a souffert ; il vous a laissé un modèle afin que vous suiviez ses
traces. »
Les
choses sont claires : le Seigneur Jésus a souffert pour nous, afin de nous
faire entrer au ciel. Nous sommes tous appelés à le suivre, et si certains sont
conduits à souffrir comme lui – parce qu’ils ont fait le bien – alors c’est une
grâce pour eux. Nous trouvons ici le motif de la vénération que les chrétiens
ont toujours portée aux martyrs de sang, mais aussi aux martyrs de la charité,
quand la pratique de celle-ci les a aussi conduits à la mort.
Nous
retrouvons cette vision des choses dans deux témoignages d’évêques du IIIème
siècle, confrontés en leur temps à une épidémie massive : Saint Denys
d’Alexandrie, et Saint Cyprien de Carthage. Ces témoignages ont été étudiés par
le sociologue Rodney Stark, dans un chapitre de son livre L’Essor du
christianisme, paru en 2013, dont je vous recommande la lecture.
Saint
Cyprien de Carthage écrit en 251. Pour lui, seuls les non-chrétiens avaient
quelque chose à redouter de la peste. En effet, alors que la mort frappe
indistinctement justes et injustes, elle n’est pas pour autant identique pour
eux : « Les justes sont appelés à jouir d’un bonheur éternel,
tandis que les injustes sont livrés au supplice ; les croyants trouvent
une protection dans leur foi, les incroyants ne recueillent que des châtiments. »
Son
jugement nous paraît dur, mais Saint Cyprien en donne les motifs : « […]
comment ignorer l’importance et la nécessité de ce fléau, de cette peste si
horrible et funeste en apparence, qui éprouve l’équité de chacun et sonde l’âme
de l’homme afin de déceler si les forts assistent les faibles, si les parents
nourrissent des sentiments affectueux à l’égard des leurs ; si les maîtres
traitent avec bienveillance leurs serviteurs accablés de travail ; si les
médecins ne négligent pas leurs malades ».
Le
jugement porte donc sur la manière dont on se comporte pendant l’épidémie. Pour
le chrétien, explique Saint Cyprien, la condition de mortel a l’avantage de lui
« faire aborder le martyre sans répulsion en lui apprenant à ne pas
craindre la mort » : « Tous les événements qui composent
notre existence de mortels sont autant d’occasions d’exercer nos qualités, non
de nous affliger ; ils permettent à notre âme d’accéder à la gloire de la
vaillance et la préparent à l’apothéose en l’habituant à mépriser la
mort. » Ainsi, ajoute-t-il « Nous ne devons pas nous affliger
du rappel à Dieu de nos frères, puisque nous savons bien qu’ils ne sont pas
perdus, mais qu’ils ne font que nous devancer. »
Ainsi
donc, selon Saint Cyprien, face à l’épidémie qui frappe tout le monde, le
chrétien, qui n’a pas peur de la mort, peut librement exercer la charité à
l’égard de son prochain. S’il est lui-même touché et meurt pour ce motif, il
est assimilé à un martyr et il est appelé au bonheur éternel. Le païen, par
peur de la mort, au contraire, se refuse à la charité et, partant de là, se
ferme le ciel.
Saint
Denys d’Alexandrie écrit au moment de la fête de la Pâque, en 262. La situation
est difficile : « A présent, vraiment, tout est lamentation, tous
sont dans le deuil ; les gémissements retentissent dans la ville à cause
de la multitude de ceux qui sont morts et de ceux qui meurent chaque jour. »
Comme
Saint Cyprien, Saint Denys compare l’état d’esprit des païens et celui des
chrétiens : « Pour eux, ce fut chose plus redoutable que tout
autre objet de crainte, donc plus cruelle que n’importe quel malheur, et, comme
l’a rapporté un de leurs écrivains, « l’unique affaire entre toutes qui
ait dépassé toute attente ». Pour nous, elle ne fut pas cela mais elle
fut, tout comme les autres épreuves [de la persécution], une palestre et un
test, car la maladie ne nous a pas épargnés, nous non plus, si elle a beaucoup
frappé les païens. »
Tandis
donc que les païens apparaissent écrasés par le fléau, les chrétiens réagissent
différemment : « La plupart de nos frères en tous cas, débordants
de charité et d’amour fraternel, sans s’épargner personnellement, s’attachaient
les uns aux autres, visitaient sans se ménager les malades, les servaient
magnifiquement, les soignaient dans le Christ et ils étaient heureux d’être
emportés avec eux, contaminés par le mal des autres, attirant de leurs proches
la maladie sur eux-mêmes et se chargeant volontiers de leurs souffrances.
Beaucoup mouraient, après avoir soigné et réconforté les autres, ayant
transféré sur eux la mort des autres ; ils accomplissaient dans la réalité
le mot bien connu, qui semblait être toujours de pure bienveillance : ils
s’en allaient comme les « très humbles serviteurs » de leurs frères.
Les meilleurs de nos frères sortirent donc ainsi de la vie – des prêtres, des
diacres, des laïcs –, couverts de louanges, car ce genre de mort provoquée par
une grande piété et une foi robuste ne paraissent en rien inférieur au martyre.
Ils recevaient les corps des saints dans leurs mains tendues et sur leur
poitrine ; ils purifiaient leurs yeux et fermaient leurs bouches ;
ils les portaient sur leurs épaules et les ensevelissaient ; ils
s’attachaient à eux, les embrassaient, les paraient de vêtements, après les avoir
baignés ; et peu après ils obtenaient les mêmes soins, car les survivants
poursuivaient sans cesse l’œuvre de leurs devanciers. »
Au
contraire, en effet, tout opposée était la conduite des païens : « Même
ceux qui commençaient à être malades, ils les chassaient ; ils fuyaient
les personnes les plus chères ; ils jetaient dans les rues des hommes à
demi morts ; ils mettaient eu rebut des cadavres sans sépulture, dans leur
désir d’échapper à la transmission et au contact de la mort, mais même à ceux
qui employaient toutes sortes de moyens, il n’était pas facile de l’écarter. »
Saint
Denys parle comme Saint Cyprien : à Alexandrie comme à Carthage, n’ayant
pas peur de la mort, les chrétiens déploient des trésors de charité sans
craindre pour eux-mêmes. Et s’ils se trouvent eux-aussi emportés par
l’épidémie, ils atteignent à la gloire du martyre, c’est-à-dire la mort à
l’image de celle du Seigneur Jésus qui nous a enseigné : « Il n’y
a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. »
Au contraire, les païens sont ici aussi caractérisés par la peur de la mort et les
réactions inhumaines.
Finalement,
on s’aperçoit qu’à Carthage en 251 comme à Alexandrie en 262, l’épidémie n’est
pas perçue par les chrétiens comme une malédiction contre qui que ce soit. Elle
est plutôt perçue par eux comme une épreuve, un test pour la foi en la
résurrection. De cette foi naît une intense charité, qui apparaît alors comme
la porte du ciel.
Alors
que nous sommes aujourd’hui confrontés à la même épreuve, nous avons dans
l’épître de Saint Pierre comme dans les témoignages de Saint Cyprien et Saint
Denys de quoi nourrir notre foi et donner force à notre charité. Que le
Seigneur nous fasse la grâce de nous montrer dignes de nos anciens dans la foi.