Gn
14,18-20 ; Ps 109 ; 1Co 11,23-26 ; Lc 9,11b-17
Chers
frères et sœurs,
Lorsque
nous méditons les textes de ce dimanche, nous sommes placés devant un mystère
éblouissant – celui de l’Eucharistie – et il n’est pas possible de s’en faire facilement
une représentation synthétique. Dans ce cas, comme devant chaque mystère de
Dieu, il faut suivre la méthode des anciens : d’abord établir les faits
historiques, puis en comprendre le sens spirituel à la lumière de la foi en
Jésus ressuscité, et enfin en tirer quelques leçons de vie pour nous-mêmes. Je
vais me limiter aujourd’hui à la première lecture.
Du
point de vue des faits, l’histoire d’Abram est la suivante. D’après le Livre de
la Genèse les petits rois de plusieurs villes environnant la vallée du Jourdain
et la Mer Morte se sont révoltés contre leur despote, Kedorlaomer, le roi d’Élam.
Celui-ci est donc venu, avec quelques comparses, rétablir son autorité sur ces
villes rebelles et la région environnante, en les « passant au
bulldozer ». Or l’une de ces villes, Sodome, était le lieu de résidence de
Loth, neveu d’Abram. Ayant appris qu’il avait été fait prisonnier et déporté,
Abram a monté une expédition et vaincu Kedorlaomer et ses sbires.
Nous
assistons donc aujourd’hui au retour d’Abram, au moment du partage du butin, où
il est félicité pour sa victoire. Là, Melkisédek, roi et prêtre de Salem, rend
un culte à Dieu, en lui offrant du pain et du vin, car c’est Dieu qui a donné
la victoire à Abram. Et de fait, Abram donne le dixième du butin à Melkisédek –
ou plutôt à son Dieu – pour lui rendre grâce.
Or
Melkisédek n’est pas n’importe qui : il est roi de Salem, c’est-à-dire roi
de Jérusalem. « Uru-Salem » signifie « ville de Salem », « ville
de Paix » où « Paix » est le nom de Dieu, fondateur et
protecteur de la ville. Melkisédek est donc roi et prêtre du Dieu-Paix dont la
ville est déjà Jérusalem. Et le nom-même de Melkisédek signifie « roi de
justice ».
En
contrepoint, il est remarquable, dans la suite du texte, que le roi de Sodome
propose à Abram de lui restituer les personnes et de conserver tous les biens matériels
pour lui-même. Mais Abram refuse et lui répond : « J’ai levé
la main vers le Seigneur, le Dieu très-haut qui a fait le ciel et la terre, et
j’ai juré que je ne prendrai rien, pas même un fil, pas même une courroie de
sandale, rien de tout ce qui t’appartiens. Tu ne pourras pas dire :
« c’est moi qui ait enrichi Abram » ». Abram refuse donc
tout bien provenant de Sodome. En refusant ainsi de se compromettre, il
conserve son entière liberté.
Voilà
pour les faits. Maintenant, que cette histoire nous apprend-elle ? Nous
pouvons lire l’histoire d’Abram comme une parabole, où Abram – qui s’engage
dans le combat contre Kedorlaomer pour délivrer Loth et les habitants de Sodome
– annonce déjà Jésus qui s’engage dans le combat contre Satan pour en délivrer
les justes et les pécheurs. Et lorsque Abram revient victorieux, tandis qu’il
refuse les présents du roi de Sodome, il donne le dixième du butin à Melkisédek,
lequel offre à Dieu le pain et le vin en action de grâce. Ainsi Jésus
ressuscité, s’il a sauvé les pécheurs, il n’en récuse pas moins les péchés,
mais il donne à Dieu le meilleur du fruit de sa victoire – les bonnes œuvres de
notre humanité – et Melkisédek fait l’offrande à Dieu, en sacrifice d’action de
grâce.
Mais
alors, qui est vraiment Melkisédek ? Qui représente-t-il ? D’une
manière mystérieuse, il représente aussi Jésus lui-même qui fait l’offrande du
pain et du vin en action de grâce pour sa victoire. Abram et Melkisédek sont
tous les deux des préfiguration de Jésus : le premier représente Jésus dans
sa vie terrestre, et le second dans sa résurrection. C’est pourquoi le Psaume
dit de Jésus, qui siège à la droite du Père : « Tu es prêtre à
jamais, selon l’ordre du roi Melkisédek. » Jésus ne cesse jamais de
présenter le pain et le vin en action de grâce pour sa victoire contre le Mal,
dont il nous a délivré, que nous soyons justes ou pécheurs. Jésus offre les
bonnes œuvres à son Père, mais il refuse de recevoir ce qui vient du péché.
Nous
voyons maintenant en quoi nous sommes concernés aujourd’hui par cette histoire.
Lorsque nous célébrons l’Eucharistie, nous reproduisons le même geste
d’offrande du pain et du vin en action de grâce pour la victoire de Jésus sur
le Mal. Lorsque nous faisons la quête, nous offrons – comme Abram – le fruit de
notre combat quotidien, de notre labeur, mais aussi et surtout, de manière
spirituelle nos bonnes œuvres, le meilleur de nous-mêmes. Et pour tout dire, tout
nous-mêmes, en offrande à Dieu. Mais Jésus récuse nos péchés, que nous sommes
priés de laisser à la porte de l’Église. Ce n’est pas pour rien qu’« autrefois »
il fallait s’être confessé avant de communier, et que nous demandons pardon à
Dieu au commencement de chaque messe. C’est que le Seigneur n’a que faire des fausses
richesses de Sodome.
Ainsi
donc, lorsque nous célébrons l’Eucharistie, nous sommes donc si proches d’Abram
et de Melkisédek, et de Jésus lui-même. Et d’ailleurs nous ne pourrions pas le
faire si nous n’avions pas reçu l’Esprit Saint qui nous en donne le pouvoir.
Nous sommes Abram et Melkisédek et nous luttons contre le Mal – dont nous
sommes victorieux par la grâce de Dieu – et nous lui en rendons grâce en lui
offrant le meilleur de nous-même, pain et vin, communion de justice et de paix,
ici, à Jérusalem, pour la vie éternelle.