Is
55,6-9 ; Ps 144 ; Ph 1,20c-24.27a ; Mt 20,1-16
Chers
frères et sœurs,
Lorsqu’un
rabbin raconte une parabole, les images employées sont parfaitement codifiées
et n’importe quel juif en comprend immédiatement le sens. Ainsi, la vigne est-elle
le peuple d’Israël, et le maître de la vigne, le Seigneur Dieu lui-même. Pour
prendre soin de sa vigne, celui-ci fait appel à des serviteurs : prêtres,
prophètes et rois, chacun selon leur vocation.
Il est étonnant, d’une part, qu’à
chaque fois que le Maître sort, il trouve toujours des ouvriers en attente de
travail – comme si il était dans la nature des hommes d’attendre un appel de
Dieu ( et c’est bien dans leur nature !) ; et d’autre part qu’il ne
semble jamais y avoir assez d’ouvriers pour s’occuper de sa vigne : car
celle-ci est immense ! De fait, au-delà du peuple d’Israël, celle-ci
s’étend pour Jésus à l’humanité tout entière.
Ainsi,
pour Saint Irénée de Lyon, la journée de travail dont parle Jésus correspond à
la durée de notre monde, depuis sa création jusqu’au jour du jugement. Les
premiers ouvriers, qui travaillent dès l’aube, sont présents dès le commencement.
Eux savent quelle est la rétribution convenue : un denier. C’est-à-dire
une pièce sur laquelle se trouvent l’effigie et le nom du Roi. Pour un chrétien
comme Irénée, ce denier, c’est le Christ, Fils de Dieu, qui est aussi le visage
du Père. Recevoir le denier, c’est donc recevoir la connaissance de Jésus et sa
vie éternelle, et y communier. On comprend déjà pourquoi il ne peut pas y avoir
d’autre rémunération qu’un seul denier : en Jésus tout est donné – on ne
peut rien espérer, ni de plus, ni de mieux.
Les
ouvriers appelés au cours de la journée ne savent pas qu’ils vont recevoir ce
même denier, mais ils travaillent selon une promesse : « Je vous
donnerai ce qui est juste » leur dit le Maître. Et les derniers n’ont
même pas cette parole, qui reste implicite, comme cachée dans l’appel que le
Maître leur adresse. Tout se passe comme si la journée avançant, la foi dans
l’appel du Maître devenait un critère de plus en plus important dans le contrat
passé entre lui et les ouvriers.
D’ailleurs,
dans un vieux manuscrit de l’Évangile conservé autrefois à Lyon, la traduction
grecque laisse entendre que si le Maître a besoin d’appeler des ouvriers sans
cesse, c’est qu’une partie de ceux-ci, en réalité, ne va pas travailler à la
vigne, ou s’en échappe, et qu’à la fin, au moment de la paie, il ne reste plus
que les premiers à avoir été fidèles, et les derniers, les autres en partie ou
en totalité s’étant évaporés au cours de la journée. De fait, les premiers
savaient pourquoi ils travaillaient, et les derniers ont vu l’aubaine inespérée.
Mais entre deux, ils ont pu se décourager.
À
la fin, le Maître, qui est Dieu le Père, fait appeler son Intendant –
c’est-à-dire selon Saint Irénée l’Esprit Saint – afin qu’il rétribue les
ouvriers par le don du denier, c’est-à-dire par le don de la connaissance du
Christ Jésus et la participation à sa Vie.
À
ce moment, les premiers ouvriers se rebellent. Ce sont bien les premiers qui se
rebellent et non pas les autres. Eux seuls savaient qu’ils travaillaient pour le
denier. Le texte dit qu’ils « récriminaient contre le Maître »
- la traduction est gentille… en fait, ils l’interpellent très violemment !
Ça va mal ! Ces premiers ouvriers, sont les anges pervertis, les démons, qui
– en raison de leur « regard mauvais », c’est-à-dire leur
jalousie de n’être pas considérés comme des dieux supérieurs aux hommes – se révoltent.
Et
c’est ainsi que les derniers ouvriers qui reçoivent le même denier par la bonté
du Maître, c’est-à-dire les hommes qui reçoivent la connaissance de Jésus par la
grâce de Dieu, par le baptême, passent devant les premiers, devant les anges rebelles.
Et ceux-ci sont chassés de la maison du Maître : « Prends ce qui
te revient et va-t’en ! »… vers le néant ! Quand on dit qu’au
jugement dernier, saint Michel combat victorieusement les démons, c’est de cela
dont on parle : le renvoi final des anges rebelles, leur délégué syndical
Lucifer en tête !
Entre
les premiers et les derniers, tout ou partie des ouvriers qui auront été à la
vigne dans la journée, entre neuf heures et trois heures, reçoivent eux
aussi le même denier, car il n’y a pour tous, au ciel et sur la terre, qu’une
seule et unique récompense, celle de la connaissance de Jésus-Christ et de sa
vie éternelle, dispensée par l’Esprit Saint, l’Intendant du Seigneur Dieu,
notre Père.
Qu’en
est-il pour nous ? Il y a deux manières de voir les choses.
Soit nous
sommes au tout début des temps et nous sommes des premiers ouvriers, comme les
anges, puisque nous savons quel est le denier promis : Jésus-Christ. Pour
le labeur de notre vie, nous n’avons pas d’autre récompense à espérer que Lui. Dans
ce cas, gardons-nous de la jalousie : si le Seigneur qui est bon veut
donner une place au ciel à d’autres comme à nous, d’autres qui n’auront pas
souffert comme nous, cela le regarde lui seul.
Soit nous sommes à la fin des
temps, et dans ce cas nous sommes comme les derniers ouvriers : nous
travaillons sans vraiment savoir quel sera notre salaire, mais uniquement sur
la foi que le Maître sera juste avec nous, alors heureux sommes-nous, car nous recevrons
infiniment plus que nous n’osons ou pouvons espérer.