1R
19,9a.11-13a ; Ps 84 ; Rm 9,1-5 ; Mt 14,22-33
Chers
frères et sœurs,
Après
la mort de Jean-Baptiste, Jésus est allé se retirer dans les ruines où Jean
résidait, près de Bethsaïde. À cet endroit, une foule nombreuse est venue le trouver,
avec un double sentiment : trouver en lui un nouveau guide spirituel (et
politique) après la mort de Jean, et comme il avait été désigné par Jean comme
le Messie, porter Jésus au pouvoir : faire de lui le roi d’Israël.
Jésus
a bien senti le premier sentiment – il voyait ce peuple comme un troupeau de
brebis sans berger. C’est pourquoi il a nourri les foules par son enseignement
et par la multiplication des pains. Mais il a bien perçu également le second
sentiment, par lequel les foules voulaient faire de lui le roi. Et c’est
pourquoi, il ordonne à ses disciples de partir, et lui-même – après avoir
congédié les foules – s’échappe seul dans la montagne. Arrive alors l’épisode
que nous avons entendu.
Si
on s’arrête au miracle lui-même de Jésus marchant sur les eaux, et avec
l’arrière-fond matérialiste qui est le nôtre, nous risquons d’en arriver à la
conclusion de saint Thomas à propos des apparitions : « si je ne le
vois pas marcher sur les eaux, non je ne croirais pas ! » Et pourtant,
il s’agit exactement du même problème. Car nous devons lire cet évangile en
pensant en même temps à la Résurrection de Jésus.
Ainsi,
quand Jésus envoie ses Apôtres en bateau sur la mer déchaînée, c’est comparable
au temps où les mêmes Apôtres sont réunis au Cénacle, enfermés par peur des
Juifs. Pendant ce temps Jésus part seul dans la montagne, comme Jésus, mort sur
la croix, échappe à notre vie terrestre et disparaît dans le mystère de Dieu.
C’est vers la fin de la nuit que Jésus vient en marchant sur la mer, comme
c’est aux premières lueurs de l’aube que Jésus se manifeste ressuscité,
piétinant les abîmes de la mort.
La
réaction des disciples est la même, que ce soit sur le lac ou au Cénacle :
« C’est un fantôme ! », disent-ils. Et Jésus leur répond
la même chose : « C’est moi, n’ayez pas peur. » Là où
Thomas ne croyait pas et voulait toucher les plaies de Jésus, ici c’est Pierre
qui veut faire le test de la réalité : « Seigneur, si c’est bien
toi, ordonne-moi de venir avec toi sur les eaux. » Saint Pierre veut
faire – déjà ici-bas – l’expérience de la vie future qui est au-delà de la
mort. Et Jésus l’appelle : « Viens ! »
Où
l’on s’aperçoit que, si Jésus le veut, s’il y appelle, il peut donner à
n’importe lequel d’entre nous des facultés qui dépassent les lois naturelles,
des facultés qui proviennent directement du monde à venir, du Règne de Dieu.
C’est ainsi par exemple qu’il appelle tel ou tel à être évêque, prêtre, et
qu’il lui confie la faculté de célébrer et d’administrer les sacrements, qui
sont des réalités du monde à venir. Pour certains, ce sont des symboles, pour
d’autres des signes, mais pour un chrétien, ce sont des réalités de la vie
future qui viennent déjà, par anticipation, illuminer et donner la vie divine
en ce vieux monde.
Mais
saint Pierre se met à douter : il a peur. Il a peur de la force du vent.
Comme Thomas a douté. En fait Pierre se met à mourir : il s’enfonce dans
les abîmes de la mer. C’est pourquoi Jésus le prend par la main, comme il avait
pris la petite fille de Jaïre par la main et lui avait dit « Talitha
qoum » : « Homme de peu de foi, pourquoi as-tu
douté ? » Et il le ressuscite. Jésus monte dans la barque – il
est présent en elle – et le vent tombe : il se fait une grande paix et les
Apôtres adorent Jésus parce qu’il est vraiment le Fils de Dieu. Comme au
Cénacle Jésus enseigne ses disciples quarante jours, et après vient le don de
l’Esprit Saint, qui leur donne – avec le cœur en paix et malgré toutes les
contradictions – la force de proclamer l’Évangile de Jésus-Christ Fils de Dieu
par toutes les nations.
Chers
frères et sœurs, vous l’avez compris, l’épisode de la marche sur les eaux est
une répétition générale des apparitions de Jésus ressuscité. Les deux événements
s’éclairent et se comprennent l’un par l’autre. Et là je dois donner deux
petites précisions de vocabulaire, pour montrer à quelle profondeur cet
évangile nous renvoie.
Le
texte dit : « Il gravit la montagne à l’écart, pour prier. Le soir
venu, il était là, seul. » En araméen, « le soir venu »
se dit « il y eut un soir », exactement comme dans ce verset
de la Genèse : « Dieu appela la lumière “jour”, il appela les
ténèbres “nuit”. Il y eut un soir, il y eut un matin : premier jour. »
La nuit de la mort et de la résurrection de Jésus, est comparable à la nuit du
premier jour de la Création. La résurrection est une création nouvelle, c’est
pourquoi les capacités physiques nouvelles de Jésus dépassent les lois de la
nature de la vieille création.
Un
peu plus loin, nous avons : « Mais, voyant la force du vent,
Pierre eut peur et, comme il commençait à enfoncer, il cria : “Seigneur,
sauve moi !” » Mais quelle est cette force du vent dont Pierre a
eu peur ? En araméen, elle renvoie à deux réalités : la première est
la force, la puissance des eaux du Déluge. On comprend que, humainement, Pierre
ne pouvait pas lutter. La seconde réalité à laquelle renvoie la force du vent
est la dureté, la lourdeur des péchés. Et ils s’agit de ceux de Sodome et de Gomorrhe.
Là aussi, humainement, que faire ?
La
force du vent dont Pierre a eu peur est donc l’abomination des péchés qui transforment
la mer paisible et poissonneuse de ce monde en un abîme de mort. Sauf à
remonter vite-fait dans le bateau, qui lui-même résiste difficilement à la
tempête, il faut à Pierre, pour se maintenir, le courage de la foi en la
présence réelle et toute-puissante de Jésus-Christ, dans le bateau –
c’est-à-dire l’Église – et par tout l’univers. Puisque c’est en présence de
Jésus – et lui seul – que le vent tomba.