Ex
12, 1-8.11-14 ; Ps 115 ; 1 Co 11, 23-26 ; Jn 13, 1-15
Chers
frères et sœurs,
La
lecture convenue des événements du Jeudi Saint en fait le mémorial du repas de
Pâques célébré par Jésus avec ses Apôtres, au cours duquel, s’abaissant au rang
d’esclave, il leur a lavé les pieds en signe d’humilité. Ainsi, l’eucharistie
serait un repas faisant mémoire avant tout du service mutuel dans un esprit de
fraternité. Soyons clairs : c’est un peu court.
Lorsqu’on
analyse les témoignages des Apôtres concernant la sainte Cène, d’un point de
vue purement historique, on se heurte à deux difficultés. La première regarde
la date et la seconde le rituel.
En
effet, selon Marc, Matthieu et Luc, Jésus semble célébrer la Pâque avec trois
jours d’avance, ce qui est impossible puisqu’on ne peut célébrer la Pâque
qu’avec un agneau pascal, qui sera sacrifié au moment même où Jésus sera
crucifié – ce que précise saint Jean. Ainsi, pour mieux nous faire comprendre
que la sainte Cène était l’annonce du sacrifice de Jésus à Pâques, Marc,
Matthieu et Luc en auraient fait un repas pascal. Quant à saint Jean il insiste
plus sur le fait que la mort de Jésus correspond exactement au sacrifice de
l’agneau pascal, selon ce que Jésus avait annoncé lors de la Cène.
En
réalité, Jésus a effectué le rite de l’offrande qui doit accompagner tout
sacrifice dans le Temple, selon le livre des Nombres :
« Le Seigneur parla à Moïse. Il dit : « Parle aux fils d’Israël. Tu leur diras : Quand vous entrerez dans le pays où vous habiterez, le pays que je vous donne, et que vous présenterez au Seigneur la nourriture offerte, holocauste ou sacrifice, pour accomplir un vœu ou pour rendre grâce, ou bien à l’occasion de vos fêtes, donc lorsque vous présenterez du gros ou du petit bétail en agréable odeur pour le Seigneur, alors celui qui apporte au Seigneur son présent réservé apportera une offrande d’un dixième de fleur de farine pétrie avec un quart de mesure d’huile et aussi un quart de mesure de vin pour la libation : tu l’ajouteras à l’holocauste ou au sacrifice, pour chaque agneau. » (Nb 15,4-5)
Il
s’agit du rite de l’« offrande pure » qui préfigurait toutes les
eucharisties, dont le Seigneur a parlé par la bouche du prophète Malachie :
« Car du levant au couchant du soleil, mon nom est grand parmi les nations. En tout lieu, on brûle de l’encens pour mon nom et on présente une offrande pure, car mon nom est grand parmi les nations, – dit le Seigneur de l’univers. » (Ml 1,11)
Ainsi,
cette « offrande pure » de pain et de vin, doit accompagner tout
sacrifice, en particulier celui de Jésus lui-même, véritable agneau pascal,
sacrifié lors de la Pâque, à tel point que par sa parole, « Ceci est mon
Corps, Ceci est mon Sang », Jésus a identifié les deux : l’offrande
pure et son propre sacrifice.
Cette
particularité explique que ce rituel de pain et de vin a pu être très
facilement détaché d’un simple repas. Et heureusement. Car très tôt – nous le
savons par l’affrontement qu’il y a eu à ce sujet entre Pierre et Paul à
Antioche – les chrétiens d’origine juive et ceux d’origine païenne ne pouvaient
pas prendre leurs repas ensemble. Car les chrétiens d’origine juive suivaient
toujours les prescriptions de la Loi de Moïse. Ainsi, très rapidement, la
célébration eucharistique a été séparée des repas : elle avait lieu à
l’aube, au soleil levant, après une nuit de prière, de lecture des Écritures,
de partage de l’Évangile et d’enseignement des Apôtres. Ensuite chacun pouvait
manger à sa guise.
Nous
venons d’apprendre ici quelque chose d’essentiel concernant la sainte Cène, ou
la première eucharistie. C’est que si Jésus l’a bien liée directement à son
propre sacrifice au jour de Pâques, il n’en reste pas moins qu’à cette
occasion, il a transformé le cénacle en Temple, puisque le rituel de
« l’offrande pure » dont nous avons parlé se fait bien évidemment
dans le Temple, à l’occasion de tout sacrifice sanglant. Ceci explique pourquoi
il faut laver les pieds des Apôtres.
Alors
que par ailleurs, face à des pharisiens qui s’indignaient que les Apôtres ne se
lavaient pas les mains avant les repas, Jésus avait botté en touche en les traitant
d’hypocrites, ici il veut absolument laver les pieds de ses Apôtres. De fait,
pour pouvoir accéder au Temple lors des fêtes de Pâques, comme tout Juif, Jésus
et ses Apôtres avaient suivi les prescriptions de la Loi : ils avaient
pris un bain de purification : « Quand on vient de prendre un bain, on
n’a pas besoin de se laver, sinon les pieds : on est pur tout entier. »
a bien précisé Jésus. Mais il restait évidemment les pieds. C’est ainsi qu’on
devait dénouer la courroie des sandales du Grand prêtre et lui laver les pieds
pour qu’il puisse entrer dans le sanctuaire afin d’y présenter au Seigneur les
offrandes et les sacrifices, selon ce qui a été prescrit à Moïse :
« Pour les ablutions, tu feras une cuve en bronze sur un support en bronze. Tu placeras la cuve entre la tente de la Rencontre et l’autel, et tu y verseras de l’eau. Aaron et ses fils s’y laveront les mains et les pieds. Quand ils entreront dans la tente de la Rencontre, ils se laveront avec l’eau, et ainsi ils ne mourront pas ; quand ils s’approcheront de l’autel pour officier, faire fumer une nourriture offerte pour le Seigneur, ils se laveront les mains et les pieds, et ainsi ils ne mourront pas. C’est là un décret perpétuel pour Aaron et sa descendance, de génération en génération. » (Ex 30,17-21)
Maintenant
tout est clair. En voulant effectuer le rituel de l’offrande pure de pain et de
vin conjoint et assimilé au sacrifice prochain de son Corps et de son Sang
comme Agneau pascal, Jésus a transformé le Cénacle en Temple de Jérusalem. En
lavant les pieds des Apôtres, il les a assimilés à Aaron et à des Grands
prêtres consacrés pour offrir l’offrande et le sacrifice. C’est-à-dire comme
dit Jésus à Pierre : « Si je ne te lave pas, tu n’auras pas de
part avec moi » - tu n’auras pas part à mon sacerdoce. Pierre ne
pouvait pas comprendre cela sur le moment. Il en est resté à la vision très
sécularisée d’un Jésus s’abaissant à lui laver les pieds comme un simple esclave.
Justement,
et c’est le dernier enseignement donné par Jésus à ses disciples. En se faisant
lui-même serviteur ou lévite, Jésus montre que le véritable Grand prêtre, qui
est aussi lui-même le véritable Agneau pascal, est aussi inséparablement celui
qui donne sa vie par amour pour ses amis : « Si donc moi, le
Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous
laver les pieds les uns aux autres. C’est un exemple que je vous ai donné afin
que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous. » On retrouve cette
comparaison dans d’autres paroles de Jésus : « Aimez-vous les uns
les autres, comme je vous ai aimés » ou les enseignements de
Paul : « Supportez-vous les uns les autres, et pardonnez-vous
mutuellement si vous avez des reproches à vous faire. Le Seigneur vous a
pardonnés : faites de même. » Ce n’est pas pour rien que saint
Jean a placé le récit de la Cène et du lavement des pieds sous le signe de
l’amour donné : « Avant la fête de la Pâque, sachant que l’heure
était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les
siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout. »
Offrir
l’offrande et le sacrifice, être soi-même l’Agneau pascal sacrifié pour le
pardon des péchés, donner sa vie par amour et pardonner – pour Jésus, c’est la
même chose. À cela il a voulu donner part à ses Apôtres : c’est la part
des prêtres.
Maintenant
chers frères et sœurs, écoutez bien. Normalement le lavement des pieds est un
rituel pratiqué par l’évêque seul à l’égard de ses prêtres – et c’est cohérent
avec ce que je viens d’expliquer, parce que l’évêque représente Jésus pour l’Église
qui lui est confiée. Mais je vais aussi le faire maintenant à l’égard de
simples baptisés.
Qu’ils
se souviennent ainsi – et nous tous avez eux – que nous avons été baptisés et
consacrés prêtres, prophètes et rois, pour offrir, en union avec le
Christ et dans la force de l’Esprit toute notre vie à Dieu notre Père, selon la
parole que le prêtre dit au début de la prière eucharistique : « Priez
frères et sœurs : que mon sacrifice, qui est aussi le vôtre, soit
agréable à Dieu le Père tout-puissant. »
Ainsi
chers frères et sœurs, avec Jésus, par lui et en lui, entrons dans sa Pâque.