Gn
18,1-10a ; Ps 14 ; Col 1,24-28 ; Lc 10,38-42
Chers
frères et sœurs,
Tout
le monde connaît l’histoire de Marthe et Marie. Et tout le monde s’étrangle en
voyant Jésus prendre la défense de Marie contre Marthe, qui pourtant s’épuise à
vouloir lui rendre service. « C’est vraiment trop injuste ! »
pourrions-nous penser. Mais, avant d’émettre un jugement, prenons le temps de
lire attentivement ce que nous dit saint Luc.
En
premier lieu, qui sont Marthe et Marie, et leur frère Lazare ? Nous
observons que Marthe est maîtresse en sa maison – il n’y a pas d’homme. Ceci
est tout à fait spécial : dans la société de l’époque, la seule
explication possible est que Marthe est une veuve appartenant à la plus haute
société, comme Lydie, la marchande de pourpre qui accueillait saint Paul, et
qui appartenait à la famille impériale. Ici Marthe – en raison de son prénom et
de celui de ses frère et sœur – est très probablement de l’ancienne famille très
riche des grands prêtres du temps du roi Hérode, avant la domination romaine. Le
souci de Marthe consisterait donc ici à donner des ordres à son personnel pour
que l’accueil de Jésus et de ses disciples soit parfaitement organisé. Marthe
est une femme qui dirige son monde – et assez logiquement, elle désire que sa
sœur participe à l’action.
Lorsque
saint Luc écrit qu’elle était « accaparée », le verbe employé renvoie
à une citation de l’Ecclésiaste : « J’ai pris à cœur de rechercher
et d’explorer, grâce à la sagesse, tout ce qui se fait sous le ciel ; c’est là
une rude besogne que Dieu donne aux fils d’Adam pour les tenir en haleine. J’ai
vu tout ce qui se fait et se refait sous le soleil. Eh bien ! Tout cela n’est
que vanité et poursuite du vent. »
Et
saint Paul réemploie le même verbe dans sa première lettre aux
Corinthiens : « Celui qui est marié a le souci des affaires de ce
monde, il cherche comment plaire à sa femme, et il se trouve divisé. La femme
sans mari, ou celle qui reste vierge, a le souci des affaires du Seigneur, afin
d’être sanctifiée dans son corps et son esprit. Celle qui est mariée a le souci
des affaires de ce monde, elle cherche comment plaire à son mari. »
On
comprend assez vite que la pauvre Marthe, qui veut pourtant bien faire, est en
réalité dispersée, éparpillée, et qu’elle se noie. D’ailleurs, elle s’exclame
auprès de Jésus : « Cela ne te fais rien ? »,
la même expression que les Apôtres ont employée au beau milieu de la tempête
sur le lac : « Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien ? »
Et Jésus répond à Marthe : « Tu t’agites pour bien des
choses ! » Marthe n’y arrive pas, parce que son cœur est divisé,
éparpillé, comme une boussole qui ne trouve pas le nord, comme un bateau qui
n’a pas de quille, comme une plante sans racines, épuisée par le soleil.
Au
contraire, Marie, qui se trouve aux pieds du Seigneur pour écouter sa parole, a
choisi – non pas la « meilleur part » mais la « bonne part »,
c’est-à-dire la part qui est réservé aux lévites : Dieu lui-même. De fait,
quand Jésus dit à Marthe qu’une seule chose est nécessaire, il lui rappelle le
premier commandement : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu de tout
ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force », ce que Marie a justement
choisi de mettre en application.
Souvenons-nous
maintenant des évangiles des deux dimanches précédents, où le docteur de la Loi
avait lié le commandement de l’amour de Dieu à celui de l’amour du prochain. En
fait, comme le bon Samaritain, Marthe est tout entière donnée dans le
commandement de l’amour du prochain : elle voit bien Dieu en Jésus, elle
fait tout – elle donne tout pour lui. Mais elle est perdue, parce qu’elle a
oublié que l’amour de Dieu doit être premier, dans son cœur. Elle doit avoir
foi que Jésus sait, et qu’il voit tout ce qu’elle fait pour lui : elle n’a
pas besoin de le lui rappeler. Jésus dormait dans la barque, quand ses Apôtres
ont eu peur, mais Jésus leur a répondu : « Pourquoi êtes-vous si
craintifs ? N’avez-vous pas encore la foi ? » Jésus aime autant Marthe que
Marie, mais Marthe – tout à son énergie à vouloir aimer son prochain, avait
oublié l’unique nécessaire : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu. »
Dimanche
dernier nous avons vu que Jésus reliait le commandement de l’amour de Dieu à la
vie éternelle, et le commandement de l’amour du prochain à la sainteté.
Aujourd’hui, nous voyons qu’il ne peut pas y avoir de sainteté s’il n’y a pas
d’abord un enracinement dans la vie éternelle. Si nous voulons rayonner d’une
charité authentique envers les autres sans nous épuiser et sans nous perdre, il
nous faut d’abord et sans cesse partager cette charité avec Dieu lui-même.
J’ajouterai
ici qu’il y a aussi des différences selon les vocations de chacun. Il y a en
saint Pierre quelque chose de Marthe, et en saint Jean quelque chose de Marie.
Jésus a fait à Pierre cette réponse, quand il s’inquiétait de la participation
active de saint Jean à la pastorale missionnaire de l’Église naissante : « Si
je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que t’importe ? Toi, suis-moi. »
Je
termine par une petite observation curieuse, dont les juifs sont très friands
quand ils lisent les Écritures. Les prénoms de Marthe et de Marie sont formés
sur la même racine hébraïque, qui donne aussi « le Seigneur », comme
si tous les trois étaient si profondément liés dans l’amour mutuel, que même
par leurs noms, ils sont unis comme de vrais frères et sœurs.