Am
6,1a.4-7 ; Ps 145 ; 1Tm 6,11-16 ; Lc 16, 19-31
Chers
frères et sœurs,
Une
parabole est comme une noix. Si on en reste à l’extérieur, on se casse les
dents sur sa dureté et on manque la douceur nourrissante qui est à l’intérieur.
En rester à l’extérieur, c’est juger sans appel que les méchants riches
égoïstes sont destinés à l’enfer éternel, tandis que les gentils pauvres sont
élevés par les anges au Paradis. Certains discutent pour savoir si le sein
d’Abraham se situe encore au royaume des morts dans l’attente du Jugement
dernier, ou bien s’il s’agit déjà du Paradis. Mais dans les deux cas, il n’y a
aucune solution pour le riche, qui est définitivement condamné. On peut
s’interroger ici : est-ce que le Verbe de Dieu, Jésus, s’est fait chair,
est mort sur une croix et ressuscité, pour seulement rappeler aux hommes un
enseignement déjà bien connu depuis le temps de la Loi et des prophètes (ce
qu’il rappelle d’ailleurs dans sa parabole), à savoir, comme le dit fort bien
le Seigneur par la bouche de son prophète Amos, que « la bande des
vautrés n’existera plus ! » ? On peut aussi se demander si
cette parabole se trouve bien dans l’évangile selon saint Luc, qu’on appelle
aussi souvent l’« évangile de la miséricorde ». Ici, il n’y en a pas
beaucoup pour le riche… n’est-ce pas ? Et pourtant, cette parabole ne se
trouve que dans saint Luc ! Alors ?
Il
faut casser la noix pour y trouver le bon fruit. Posons-nous la question :
qui est l’homme riche ? Et qui est Lazare ? L’homme riche est « vêtu
de pourpre et de lin fin » ; il « faisait chaque jour des
festins somptueux ». Il n’y a aucun doute que c’est un Grand prêtre du
Temple, qui vit grassement des offrandes qu’on y fait. Il est logique, dans la
parabole, que cet homme et ses frères sadducéens, n’écoutent pas Moïse et les
prophètes : les sadducéens ne reconnaissent que Moïse, c’est-à-dire la
Torah. Mais ils ne reconnaissent pas les prophètes. Or Jésus insiste sur les
deux. Les sadducéens ne croient pas non plus à la résurrection. Jésus le
dit : « Quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts :
ils ne croiront pas ! » Dans sa parabole, Jésus vise donc particulièrement
le Grand prêtre, les saducéens – et non pas un « homme riche » en
particulier.
Maintenant,
qui est Lazare ? Observons tout d’abord que dans tout le Nouveau
Testament, hormis dans notre parabole, la seule fois qu’il est question d’un
Lazare, c’est dans l’évangile de Jean : il s’agit de Lazare de Béthanie,
qui était malade, qui est mort, que Jésus a ressuscité, et que les saducéens,
justement, voulaient tuer, avec Jésus, parce qu’ils étaient devenus trop
gênants. On se souviendra que Lazare avait deux sœurs, Marthe et Marie, et que
Marie, grande pécheresse, avait versé du parfum sur les pieds de Jésus,
annonçant les soins que son corps recevrait lors de sa mise au tombeau. Dans la
parabole, Lazare est méprisé comme Jésus sera méprisé en sa passion. Ses
ulcères sont des plaies brûlantes ; la souffrance qu’elles provoquent n’est
apaisée que par le léchage des chiens. Comprenez ici l’allusion terrifiante de
Jésus… C’est bien ainsi que Marie de Béthanie était considérée par les
sadducéens et les pharisiens : « Si cet homme était prophète, il
saurait qui est cette femme qui le touche, et ce qu’elle est : une
pécheresse. » À sa mort, Lazare est porté par les anges non pas « auprès »
d’Abraham, mais « dans son sein », c’est-à-dire qu’en position
couchée pour un repas, il est placé à sa droite. Jésus est élevé à la droite du
Père. Là, il y a de l’eau – cette eau rafraîchissante dont voudrait bien
bénéficier l’homme riche en enfer – eau qui n’est autre que celle de l’Esprit
Saint.
Donc,
sous la figure du Lazare de la parabole, Jésus parle de lui-même. Il apparaît absolument
rejeté par le Grand prêtre, tandis que les pécheurs prennent soin de lui. Lorsque
la mort fait son œuvre, la situation s’inverse comme dans un miroir. Tout
d’abord le Grand prêtre est en proie à la torture de la fournaise. Ce feu est celui
du Buisson ardent dans l’Exode et celui de l’amour dans le Cantique
des cantiques. Il provoque le regret : l’homme est brûlé par la
culpabilité, le remord. C’est pourquoi il demande à Abraham que Lazare
accomplisse la seule chose qui puisse le sauver : le geste du pardon. Car tremper
« le doigt dans l’eau pour lui rafraîchir la langue » est un
geste rituel de prêtre. On s’aperçoit alors que dans la parabole, le véritable
Grand prêtre qui peut pardonner les péchés, donner l’eau de la vie éternelle, n’est
pas l’homme riche mais le pauvre Lazare, Jésus lui-même. Si le Grand prêtre
avait réellement mis en pratique la Loi de Moïse et le rituel du pardon, que
lui-même célébrait au Temple, il aurait donné une part de l’offrande au pauvre
Lazare, pour qu’il vive sur terre. Mais, en refusant ce geste, par hypocrisie, orgueil,
avarice ou paresse, le Grand prêtre s’est condamné lui-même. N'ayant pas fait
miséricorde sur terre, il s’en est privé au ciel. Nous retrouvons ici en miroir
la prière que Jésus nous a enseignée : « Pardonne-nous nos
offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. » Au
puits de Jacob, la Samaritaine pécheresse a donné un peu d’eau à Jésus assoiffé ;
en récompense le Seigneur lui a promis qu’elle recevrait l’eau vive, en
abondance.
Il
est quand même incroyable que l’homme qui, sur terre, était chargé d’accomplir
le saint rituel du Pardon pour le peuple, pour qu’il vive, ne le pratiquait pas
personnellement dans sa vie courante, au risque d’abandonner son prochain à la
mort... Voilà ce que reprochait Jésus au Grand prêtre, aux sadducéens. Ils en sont
d’autant plus sévèrement condamnés, par eux-mêmes !
En revanche, dit la parabole, tout homme qui pose un petit geste de vie ici-bas,
par son aumône, par son pardon, par sa bonté, par son humilité, s’inscrit dans
la figure de Lazare, ou dans le corps de Jésus, pour y accomplir en son nom le
véritable pardon, celui qui donne à l’homme – fût-il un grand pécheur ici-bas –
la vie éternelle. Dieu ne veut pas que l’homme meure, mais qu’il vive. À tous,
il veut faire miséricorde.