Si
27, 4-7 ; Ps 91 ; 1 Co 15, 54-58 ; Lc 6, 39-45
Chers
frères et sœurs,
Avec
saint Luc, comme dimanche dernier et celui d’avant, nous continuons d’être à
l’écoute de Jésus, qui enseigne à ses disciples la manière d’être chrétien,
c’est-à-dire la manière de lui ressembler et de devenir ainsi fils et filles de
Dieu. C’est bien ce que dit Jésus : « Le disciple n’est pas
au-dessus du maître ; mais une fois bien formé, chacun sera comme son
maître. »
L’objectif
étant connu, il convient de s’interroger sur le moyen. Jésus parle de nous « former »,
mais comment ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Nous pouvons bien sûr nous
rappeler ce que Jésus nous a dit dimanche dernier sur l’amour des ennemis.
Humainement, c’est une chose qui nous est difficile, voire impossible, car nous
attendons une justice rapide, à l’échelle humaine, et nous pensons que la
personne qui nous a offensé ne peut pas changer. Or Jésus nous rappelle qu’au
commencement Dieu nous a créés par amour. C’est-à-dire que l’amour est créateur,
et recréateur autant qu’il en faut. Ainsi, un homme pécheur peut-il être
recréé, pardonné, et rendu juste par amour. De même Jésus nous enseigne que le
jugement appartient à Dieu : nous ne sommes pas de justes juges. Le
disciple du Christ qui a foi en lui, remets au Père le fardeau des offenses
reçues pour lesquelles il demande justice. Et il laisse Dieu rendre la
sentence, à son heure et de la manière qu’il juge bonne. Alors le disciple
reçoit la paix de l’Esprit Saint, qui lui permet de regarder son prochain
autrement qu’en ennemi irréductible.
Nous
arrivons maintenant au point que Jésus souligne aujourd’hui à son
auditoire : le regard qu’il porte sur la réalité. « Un aveugle
peut-il guider un autre aveugle ? » ; « Enlève
d’abord la poutre de ton œil, alors tu verras clair pour enlever la paille qui
est dans l’œil de ton frère. » Comment avoir, non pas une bonne vue,
mais le regard éclairé ? La réponse est dans l’invective que Jésus lance à
celui qui croit voir, tout en étant aveugle : « Hypocrite ! »
Ce mot est intéressant, parce qu’il est difficile à traduire. En araméen, on
dirait qu’il s’agit d’un « preneur de visage », c’est-à-dire de
quelqu’un qui prend plusieurs masques, qui s’adapte aux circonstances :
c’est une girouette, un caméléon. Le « preneur de visage » est aussi
celui qui est partial et qui juge les autres sur les apparences. En fait, il
est en permanence en dehors de la réalité, il est dans le cinéma ; il
est dans la fiction. Par conséquent, celui qui a un œil pour voir, c’est celui
qui est enraciné dans le réel. Et pour Jésus comme pour tous les Juifs qui
l’écoutent, c’est celui qui est fondé dans l’obéissance à la Parole de Dieu et
qui la met en pratique. Cela rejoint le mot hébreu qui désigne l’« impiété ».
Dans un certain nombre de cas, ce mot a été traduit en grec par
« hypocrisie ». Est « hypocrite » celui qui est « impie »,
celui qui n’adore pas Dieu, qui n’aime pas Dieu, et par conséquent n’aime pas non
plus son prochain en vérité. Nous retrouvons ce que nous disions tout à l’heure :
seul l’Esprit Saint permet à l’homme d’aimer Dieu et son prochain en vérité,
parce que seul l’Esprit Saint illumine les yeux et permet de voir la réalité.
Jésus
compare enfin l’homme à un arbre qui donne du bon fruit, ou pas, selon ce qu’il
tire du fond de lui-même. Notre traduction malheureusement, a tendance à nous
entraîner dans un piège. Jésus dit clairement : « Un homme bon,
du bon trésor de son cœur, fait sortir de bonnes choses. » Trois points sont
à souligner.
Premièrement,
le cœur de l’homme est neutre : il n’est pas bon ou mauvais au départ.
Mais dans ce cœur, il y a un bon trésor et un mauvais trésor.
Dans
un premier temps, l’homme peut accumuler et faire fructifier de bonnes choses
dans son cœur – c’est le bon trésor. Mais il peut aussi accumuler avec rancœur,
amertume ou malignité, de mauvaises choses – c’est le mauvais trésor. On peut
déjà choisir de n’avoir dans son cœur qu’un seul trésor, le bon, et réduire
autant que possible le mauvais : ce serait déjà un grand pas.
Ensuite,
dans un second temps, l’homme peut choisir ce qu’il va tirer de l’un ou l’autre
trésor. Si l’homme a un bon jugement, il va puiser dans le bon trésor pour en
sortir de bonnes choses, et si son jugement est mauvais, alors il sera tenté
d’aller puiser dans le mauvais trésor, et ce qu’il en sortira est déplorable.
Deuxièmement,
justement, le cœur de l’homme pour un hébreu, pour Jésus et ses disciples, pour
saint Luc, n’est pas l’affectivité de l’homme, comme pour nous, mais
l’intelligence qui éclaire le jugement. Ainsi, l’homme dont l’intelligence est illuminée
par l’Esprit Saint, qui a l’œil ouvert, qui a un bon jugement, peut
naturellement exprimer des choses bonnes qu’il va savoir tirer du bon trésor de
lui-même. Mais celui qui est aveugle, qui a un cœur aveugle et un jugement
défaillant, va en sortir autant de bonnes choses que de mauvaises. C’est un
canard sans tête !
Enfin,
troisièmement, l’homme ne tire pas le « bien » ou le « mal »
de son cœur, mais il sort de « bonnes choses » ou de « mauvaises
choses » du bon trésor ou du mauvais trésor de son cœur. De l’homme ne
sort pas le bien absolu, ou le mal absolu. Nous ne sommes ni Dieu ni démons :
nous disons ou nous faisons des bonnes choses – des choses illuminées par
l’Esprit de Dieu ; et nous disons et faisons des mauvaises choses – quand
nous sommes sans discernement. C’est plus modeste dans les deux cas, mais c’est
aussi plus salutaire pour nous... ! Nous ne sommes pas Dieu ; nous
sommes simplement humains.
Ce
que Jésus attend de nous, c’est que nous écoutions sa Parole, que nous la
mettions en pratique, et que nous laissions l’Esprit Saint illuminer notre cœur,
notre intelligence. Et ainsi, que nous vivions en paix en tirant, par un bon
jugement, le meilleur de nous-mêmes, en aimant Dieu et nos frères – qu’ils
soient bons ou mauvais, amis ou ennemis.